Joan Coromines et l'étymologie lexicale romane : l'exemple roumain Éva Buchi (C
Joan Coromines et l'étymologie lexicale romane : l'exemple roumain Éva Buchi (CNRS/ATILF, Nancy)* 1. Introduction 1.1. Pour les romanistes du monde entier, le nom de Joan Coromines restera indissolublement associé à l'étymologie et à l'histoire du lexique hispanique, en particulier catalan et espagnol. Ce noyau central des préoccupations du savant dont nous honorons aujourd'hui la mémoire a été amplement mis en évidence par les conférences de Germà Colón et José Antonio Pascual. Mais dans la mesure où la comparaison avec les langues apparentées constitue un des piliers les plus solides de la recherche étymologique, un linguiste de l'envergure de Coromines devait tout naturellement considérer l'ensemble des langues non seulement ibéroromanes, mais romanes tout court, ce qui l'a amené à revenir sur certaines étymologies proposées par les spécialistes d'autres domaines romans. C'est cet aspect de l'œuvre de Coromines qui constitue le sujet de la présente intervention : le concours de l'ibéroromaniste à l'étymologie romane. 1.2. L'intérêt de Coromines pour les questions portant sur des langues romanes autres que le catalan et l'espagnol est apparent dès sa thèse de doctorat, soutenue en 1928 et traitant du dialecte gascon du Val d'Aran (Coromines 1931 ; cf. aussi 1990). Quant au point de vue comparatif, Coromines l'adopte dès 1943, dans son article "Dis Aup i Pirenèu" des mélanges Jud, consacré aux convergences alpino-pyrénéennes (Coromines 1943, 587 [romanche vs catalan et gascon]), et il n'y renoncera plus durant toute sa carrière. En résumé, «no cabe duda de que Coromines ha sido un romanista desde el principio» (Vàrvaro 1999, 17). 1.3. Pour des raisons de cohérence interne, nous limiterons cependant notre propos aux apports à l'étymologie romane qui se dégagent des deux grands dictionnaires étymologiques de Coromines : le DCEC (1954—1957), devenu par la suite, cosigné par José Antonio Pascual, le DCECH (1980—1991), ainsi que le DECat (1980— 2001). De fait, Coromines était parfaitement conscient que l'intérêt de ses dictionnaires étymologiques dépassait largement le domaine hispanique ; il les considérait clairement comme une pierre à l'édifice de la révision du REW. Voici comment il s'exprime à ce propos dans la préface du DCEC : «Ni aun si se trata de un préstamo más o menos reciente del francés o del italiano, me he abstenido de revisar a fondo la etimología remota del vocablo, puesto que al fin soy romanista sin limitaciones, una revisión global del diccionario etimológico romance es hoy un desideratum vivamente sentido, siquiera tal vez no sea ya realizable con la vida de un solo hombre. En estas condiciones no es extraño que me haya visto conducido a rechazar etimologías interromances generalmente admitidas [...]» (DCEC 1, XXIV = DCECH 1, XXIX) En outre, l'index dont il a fort heureusement doté son DCEC contient des sections dévolues à chacune des langues romanes, et l'auteur y a pris soin de mettre en évidence les lexèmes pour lesquels il apporte du neuf : «con un asterisco llamo la atención hacia las palabras no castellanas para las cuales se proponen en este diccionario etimologías nuevas, diferentes de las admitidas comúnmente» (DCEC 4, 1115, note 1). L'exploitation de ces listes fait apparaître que le DCEC propose des étymologies originales pour 285 lexèmes portugais et galiciens, 116 1 occitans et gascons, 270 français1, 6 romanches, 180 italiens, 14 sardes et 12 roumains2. Au total, le nombre de lexèmes romans autres que catalans et espagnols dont Coromines reconsidère l'étymologie dans le DCEC s'élève donc à 883 unités lexicales, ce qui est non négligeable. Étymologies «alloromanes» du DCEC portugais et galicien 285 occitan et gascon 116 français 270 romanche 6 italien 180 sarde 14 roumain 12 TOTAL 883 Tableau 1 : bilan quantitatif des étymologies «alloromanes» 3 du DCEC Coromines n'a pas été sans mesurer l'importance de sa contribution à la lexicologie historique panromane, car sous une rubrique intitulée Obras básicas de consulta, rectificadas o aclaradas de son index, il a établi la liste des 963 entrées du REW et des 230 entrées du FEW (dont la publication n'allait pas alors au-delà du volume 7) concernées par ses reconsidérations étymologiques4. 1.4. Parmi les langues romanes autres que le catalan et l'espagnol, on mettra à part le portugais et le galicien, pour lesquels l'apport de Coromines est proprement une évidence, et plus encore — comme en témoigne le changement de titre (lengua castellana > castellano e hispánico) — dans le DCECH que dans le DCEC : «Al decir lenguas hispánicas incluyo también el portugués y, en particular, su variante gallega. Una de las características que enriquece la segunda edición del repertorio castellano es el haber dado cabida generosa a * Mes remerciements les plus chaleureux s'adressent à Reina Bastardas (Université de Barcelone) et à Cristina Florescu (Institutul de Filologie Română «A. Philippide», Iaşi), qui m'ont généreusement facilité l'accès aux sources hispaniques et roumaines et m'ont fait profiter de leurs réflexions stimulantes sur l'étymologie romane, ainsi qu'à Jean-Pierre Chambon (Université de Paris-Sorbonne) et à Carole Champy, Jean-Paul Chauveau, France Lagueunière et Willy Stumpf (ATILF, Nancy), qui ont bien voulu assurer une relecture critique du manuscrit. 1 Pour le seul français, Meier (1984, 39) en compte 256, auxquels il ajoute (suite à Coromines 1974, 180) choyer, frapper, rébarbatif, tintamarre et tirer. 2 La liste du DCEC contient une treizième lexie roumaine, râie n.f. "gale". Cependant, Coromines étant d'accord avec l'étymologie communément admise (< ARĀNEA), il semble s'agir d'une simple erreur. En réalité — et c'est peut-être ce qui explique la confusion —, Coromines se sert ici du parallèle roumain pour éclairer l'étymologie d'esp. arañar et roña. Cf. Giuglea/Sădeanu 1963, 133 : «Arañar. Pentru etimologia acestui cuvînt, cu sensul 'a zgîria', autorul se referă la rom. rîie (< lat. aranea). El se întreabă dacă nu s-ar putea ca sp. arañar să derive tot din acelaşi cuvînt latinesc, deoarece şi în alte limbi există legături etimologice între numele rîiei şi verbe care înseamnă 'a pişca', 'a zgîria'». 3 Nous empruntons le terme d'alloroman à Pierre Swiggers (1991, 97), qui lui prête cependant la signification de "autre que roman", tandis que nous lui attribuons le sens de "roman non ibéroroman". 4 Cf. aussi les rectifications contenues dans El parlar de la Vall d'Aran (Coromines 1990, 761) : 38 entrées dans la liste des Mots francesos dels quals es rectifica l'etimologia comunament admesa (amb els anglesos que en depenen) et dix dans celle des Mots italians dels quals es rectifica l'etimologia. 2 los hechos gallegoportugueses, de manera que el DECH [= DCECH] sirve en la mayoría de les veces de guía en cuestiones de etimología lusa» (Colón 1981, 132 [cf. déjà Piel 1955, 365 pour le DCEC])5. Pour cette raison, nous limiterons dans ce qui suit notre définition ad hoc des langues «alloromanes» aux langues romanes non ibéroromanes, c'est-à-dire au galloroman, à l'italoroman et au roumain. 2. Un sondage roumain sur l'étymologie alloromane chez Coromines La question qui se pose, dès lors, concerne le degré de fiabilité des 883 étymologies alloromanes originales que contient le DCEC. Walther von Wartburg (1959), puis Harri Meier (1984b) entreprirent de dresser le bilan des propositions étymologiques de Coromines pour le lexique français (cf. aussi Straka 1988a et 1988b) ; Max Leopold Wagner (1957) le réalisa pour le sarde ; un élargissement à l'ensemble de la Romania manque encore6. Notre propos sera plus modeste, puisque nous nous contenterons d'un sondage portant sur les douze étymologies roumaines originales de Coromines, en ouvrant, certes, chaque fois la perspective aux langues alloromanes telles que définies ci-dessus. Le choix du roumain, aussi étonnant puisse-t-il paraître au premier abord, se justifie pour deux raisons : d'une part, le chiffre de douze lexies concernées rendait cet ensemble plus facilement maîtrisable que par exemple l'italien, représenté par 180 unités lexicales ; d'autre part, il pouvait paraître intéressant d'interroger la méthode de Coromines quant à sa pertinence pour l'analyse de la langue romane la moins étroitement apparentée à celles qui forment le cœur de ses préoccupations7. 2.1. Aroumain imnu, catalan anar, espagnol andar et congénères 2.1.1. L'étymologie de Coromines La première étymologie originale touchant au lexique roumain que propose Coromines nous amène d'emblée, selon l'expression de Max Pfister et Antonio Lupis, à «uno dei più spinosi problemi in campo romanzo» (Pfister/Lupis 2001, 133) : aroumain imnu "aller", catalan anar, espagnol andar et leurs congénères8. Prenant le contre-pied de Meyer-Lübke (REW1-3 1911—1935), qui distinguait les étymons lat. AMBŬLĀRE "aller et venir" et latvulg. *AMBĬTĀRE "aller autour", Coromines, qui s'appuie sur une base documentaire particulièrement large9, propose une puissante explication monogénétique à cet ensemble lexical. L'hypothèse de Coromines comporte deux variantes, résumées par les graphiques 1 et 2 ci-dessous, entre lesquelles notre auteur n'instaure aucune hiérarchie. Coromines fait d'abord un sort au catalan et à l'occitan anar, que des raisons phonétiques interdisent de rattacher à un *AMBĬTĀRE : «el cat. anar se opone también, pues aquí sólo ND primario se reduce a n (pero venda VENDITA, deixondar EX-SOMN-ITARE, pendís PENDITICIU, retendir RE-TINNITARE), y con mayor razón la lengua de Oc, que conserva siempre el grupo ND» (DCEC 1954 = DCECH 1980 s.v. andar ; même analyse DECat 1995 5 Les appréciations de Cahner (1976, uploads/Litterature/ document-pdf 1 .pdf
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- Publié le Mar 03, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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