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22/11/2021 11:53 Écrit et cultures dans l’Europe moderne https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/59 1/22 L’annuaire du Collège de France Cours et travaux 108 | 2008 Annuaire du Collège de France 2007-2008 Résumé des cours et travaux 108e année II. Sciences philosophiques et sociologiques Écrit et cultures dans l’Europe moderne Roger Chartier p. 469-495 https://doi.org/10.4000/annuaire-cdf.59 Entrées d’index Chaires : Écrit et cultures dans l’Europe moderne | Roger Chartier Texte intégral Enseignement et recherche Cours Londres 1613 Les quatorze heures du cours donné entre octobre et décembre 2007 ont été consacrées à exposer les premiers résultats d’une recherche dont le point de départ se trouve dans un registre de comptes, celui où furent inscrits les paiements faits par le Trésorier de la Chambre du roi d’Angleterre. 1 22/11/2021 11:53 Écrit et cultures dans l’Europe moderne https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/59 2/22 En date du 20 mai 1613, il mentionne le versement de 93 livres, 6 shilling et 8 pence à John Heminge, l’un des acteurs et propriétaires de la troupe des King’s Men, officiellement désignés comme Grooms of the Chamber, pour les représentations de quatorze pièces données durant les semaines ou les mois précédents devant « the Princes Highnes the Lady Elizabeth [la fille de Jacques Ier] and the Prince Pallatyne Elector [Frédéric, le prince électeur du Palatinat] ». 2 De ces quatorze pièces, six figureront dans le Folio de 1623 où le même John Heminge et son compagnon de scène Henry Condell réuniront, pour la première fois, les Comedies, Histories, & Tragedies de Shakespeare. Le même « warrant » ordonne le paiement de soixante livres au même John Heminge pour les représentations de six autres pièces, jouées elles aussi dans le palais royal et parmi elles « Cardenno ». Un mois et demi plus tard, le 9 juillet 1613, la somme de 6 livres, 13 shilling et 4 pence est payée à John Heminge et « the rest of his fellows his Majesties servants and Players » pour la représentation devant le duc de Savoie, hôte du souverain anglais, d’une pièce « called Cardenna ». C’est cette pièce, au nom variable, Cardenno ou Cardenna, dont cette recherche voudrait percer le mystère. 3 Parmi les vingt pièces mentionnées par le paiement de la Chambre du Roi, pourquoi s’attacher plus particulièrement à « Cardenno » ? À l’évidence parce que ce titre renvoie à un livre publié par Edward Blount en 1612 : The History of the valorous and wittie Knight-Errant Don-Quixote of the Mancha. Un à peine après sa traduction par Thomas Shelton, l’histoire de Cervantès, dont la première partie (qui ne l’était pas encore à cette date) a été imprimée à la fin de 1604 avec la date de publication de 1605 dans l’atelier madrilène de Juan de la Cuesta, inspire une pièce anglaise représentée à la cour. Il ne fait pas de doute, en effet, que Cardenno est Cardenio, le jeune noble andalou, né à Cordoue, qui par désespoir d’amour a fait retraite dans la Sierra Morena où il se conduit en homme sauvage, les habits déchirés, le visage brûlé par le soleil, sautant de rocher en rocher. Don Quichotte le rencontre au chapitre XXIII (de fait, le chapitre IX du Troisième Livre du volume de 1605 qui était divisé en quatre parties) et il apprend son nom et son histoire au chapitre suivant. Les malheurs de Cardenio, amoureux infortuné de Luscinda et trahi par son ami Fernando, et leur dénouement finalement heureux, pouvaient fournir une belle matière pour une pièce, à la fois tragédie et comédie, représentée en des jours de peine et de joie à la cour d’Angleterre : le 7 décembre 1612 est mort Henry, le fils aîné de Jacques Ier, et le 14 février 1613, jour de la Saint Valentin, sa fille Elizabeth a épousé le prince du Palatinat. Les festivités des douze jours et du Carnaval sont donc marquées par la douleur du deuil et la joie de l’hyménée. Durant tout le temps des banquets et spectacles de Noël auxquels assistent les futurs époux, le catafalque du prince Henry et son effigie de cire, parée des insignes monarchiques, sont exposés dans l’abbaye de Westminster. 4 La traduction de Thomas Shelton s’inscrit dans un double contexte, théâtral et éditorial. Son éditeur, Edward Blount, avait dès avant 1612 ouvert son catalogue aux traductions : en 1600, il a publié The Hospitall of incurable fooles de Tomaso Garzoni, en 1603 The Essayes or morall, politike and militarie discourses de Montaigne dans la traduction de John Florio (dont il avait édité en 1598 le dictionnaire italien-anglais A Worlde of Wordes), en 1604 The Naturall and morall historie of the East and West Indies du Père José de Acosta, en 1607 l’Ars aulica de Lorenzo Ducci et en 1608 Of wisdome de Pierre Charron. En 1623, avec William Jaggard, John Smethwick et William Aspley, il sera l’un des quatre libraires londoniens qui éditeront le Folio de Shakespeare et le seul dont le nom est mentionné à la dernière ligne de la page de titre : « Printed by Isaac Jaggard, and Ed. Blount. 1623 ». 5 Le second contexte est celui de la forte présence espagnole sur les scènes londoniennes. Elle prend différentes formes. Tout d’abord, la localisation de l’action dramatique en Espagne : ainsi, avec la première et plus fameuse des pièces espagnoles, The Spanish Tragedy de Thomas Kyd. Écrite entre 1582 et 1591, et vraisemblablement après 1585, la pièce situe dans la péninsule ibérique un thème majeur des drames élisabéthains : les implacables obligations de l’honneur outragé. Inaugurant le genre des « revenge plays », The Spanish Tragedy lie avec force le thème de la vengeance, 6 22/11/2021 11:53 Écrit et cultures dans l’Europe moderne https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/59 3/22 inspiré par Sénèque, et la référence espagnole, et ce, même si l’intrigue, qui fait du vice- roi du Portugal un tributaire du roi d’Espagne entré en guerre contre lui, s’écarte de la réalité historique contemporaine puisque, depuis 1582, le Portugal est soumis directement à l’autorité du souverain castillan. Un second thème espagnol sur les scènes londoniennes est celui de l’Espagnol maniéré et poltron, tel Don Adriano de Armado, le poète alambiqué, amoureux ridicule et bravache fanfaron, pas plus invincible que le fut l’Armada de son roi, dans Love’s Labour’s Lost (Peines d’amour perdues) de Shakespeare, dont l’édition quarto — la première de toutes les éditions de ses pièces qui mentionne son nom sur la page de titre — est parue en 1598. La figure divertissante et dérisoire de l’extravagant Armado est comme un contrepoint rassurant aux descriptions dénonciatrices des cruautés infligées par les Espagnols aux habitants du Nouveau Monde, rappelées pour mettre en garde contre celles qu’ils pourraient perpétrer contre les Protestants. 7 Dans la guerre puis dans la paix, signée à Londres en 1604 et à Madrid en 1605, la référence espagnole habite l’imagination des auteurs anglais et, parmi eux, les dramaturges. En 1602 le libraire Henry Rockytt publie une pièce représentée par la troupe d’enfants des Children of Saint Paul, intitulée Blurt Master-Constable. Or the Spaniards Night-walke, attribuée à Thomas Dekker. Elle porte sur la scène un personnage qui porte le nom du premier des « pícaros » : Lazarillo de Tormes. La première traduction du roman a été publiée par Abell Jeffes en 1586. Dix ans plus tard est parue une traduction de la continuation du Lazarillo, due à William Phiston, et c’est sans doute dans cette seconde partie, où Lazarillo est devenu soldat, que la pièce publiée en 1602 a trouvé son Espagnol. En effet, le Lazarillo de la comédie est un proche parent de Don Adriano de Armado et sa supposée bravoure est démentie par les témoins de sa couardise. Sans grand rapport avec le Lazarillo castillan, le personnage ainsi nommé par Dekker s’inscrit dans la dénonciation comique de l’Espagnol matamore et couard, vaniteux et superstitieux, maniéré et trompé. Mais son nom même atteste que les héros des fictions espagnoles sont familiers aux spectateurs et aux lecteurs anglais qui s’amusent de leurs multiples identités. 8 C’est dans ce contexte d’une forte présence théâtrale et éditoriale de la littérature castillane qu’est publiée en 1612 la traduction de Don Quichotte par Thomas Shelton. Dès avant sa publication, des allusions à l’histoire du chevalier errant apparaissent dans plusieurs pièces. La plus fameuse est The Knight of the Burning Pestle, Le Chevalier à l’ardent pilon, attribuée à Beaumont et Fletcher sur la page de titre des éditions de 1635 mais considérée comme écrite par le seul Beaumont par la plupart des éditions modernes. Si la première édition quarto ne date que de 1613, la pièce a sans doute été représentée quelques années auparavant par la compagnie d’enfants qui depuis 1600 jouait dans le théâtre installé dans l’ancien couvent des Blackfriars. Sa date pourrait être soit 1611, à suivre littéralement le texte de la dédicace de son éditeur Walter Burre à Robert Keysar, le « master of the Queen’s Revels Children » des Blackfriars, soit plus probablement 1607 ou 1608, si l’on privilégie la remarque de l’un des personnages, le Citizen, qui rappelle dans le prologue ou « induction uploads/Litterature/ ecrit-et-cultures-dans-l-x27-europe-moderne.pdf

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