Elfe XX-XXI Études de la littérature française des XXe et XXIe siècles 7 | 2019

Elfe XX-XXI Études de la littérature française des XXe et XXIe siècles 7 | 2019 Littérature et cuisine Le Grand débat gastronomique Pascal Ory, Pascal Taranto et Sylviane Coyault Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/elfe/340 ISSN : 2262-3450 Éditeur Société d'étude de la littérature de langue française du XXe et du XXIe siècles Référence électronique Pascal Ory, Pascal Taranto et Sylviane Coyault, « Le Grand débat gastronomique », Elfe XX-XXI [En ligne], 7 | 2019, mis en ligne le 01 avril 2019, consulté le 23 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/elfe/340 Ce document a été généré automatiquement le 23 avril 2019. La revue Elfe XX-XXI est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International. Le Grand débat gastronomique Pascal Ory, Pascal Taranto et Sylviane Coyault NOTE DE L'AUTEUR Cet entretien a été réalisé dans le cadre du « Grand débat gastronomique » du festival LAC 2016 à la Chapelle des Cordeliers (Clermont-Ferrand), le 1er avril 2016. (Débat annoté par les éditrices). Sylviane Coyault : Parlons pour l’heure de définition : dans un contexte littéraire, la première question qui vient à l’esprit concerne les mets et les mots. Pascal Ory, à son origine, quels rapports la gastronomie entretient-elle avec la poétique ? Pascal Ory : Le Discours gastronomique français de l’Antiquité à nos jours (1998) était pour moi une occasion pour réfléchir sur ce qu’est la gastronomie. Selon ma définition personnelle, cette dernière n’est pas synonyme de haute ou de grande cuisine, elle est la culture de manger et de boire, avec l’idée qu’on peut créer des normes qui constitueront la critique ou la théorie gastronomique. Prenons l’exemple de la gravure sur la couverture de mon livre qui montre un gastronome devant sa table de travail, mais qui est en train d’écrire et non de cuisiner. Cet exemple m’a permis de revenir sur le rapport entre la cuisine et la poétique. Je rappelle que la Révolution française était un moment cristallisateur sur le plan politique et social en marquant un retour à l’ordre. Sous le Consulat et l’Empire, il y a eu émergence d’un discours gastronomique et ce pour deux raisons : d’abord l’invention du restaurant, qui a permis l’apparition de la critique gastronomique en tant qu’instance de jugement, puis le retour à la littérature médicale – la diététique –, à la littérature de la technique de cuisine – livres de recettes –, et à une littérature poétique où on célébrait le plaisir de la table. Sylviane Coyault : Pascal Taranto, la littérature gastronomique et culinaire constitue presque un genre à part entière ? Pascal Taranto : À partir de la gastronomie, mouvement qui descend effectivement de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, la naissance de la littérature gastronomique est due à l’émergence d’un nouveau regard sur cet art. Pour moi, les Le Grand débat gastronomique Elfe XX-XXI, 7 | 2019 1 écrivains de la littérature gastronomique ne font que définir pour les bourgeois l’art de manger. Je prends l’exemple du livre Gastronomia du poète gastronome antique Archestrate (IVe siècle av. J.-C.) qui commence à prendre acte d’une certaine relativité des goûts (certains aiment, d’autres pas…) et où on peut trouver une norme de l’excellence et du bien manger. Mais ce texte demeure descriptif et n’atteint vraiment pas le poétique. L’acte poétique gastronomique est difficile car il ne s’agit pas de décrire les produits et la façon de les manipuler mais il faut créer un discours qui s’élève du simple descriptif au symbolique. Sylviane Coyault : Dans votre Discours de la gastronomie, je relève deux points importants : le passage de la cuisine privée à la cuisine publique, ainsi que l’évolution depuis la Seconde Guerre mondiale puis les Trente glorieuses qui a engendré un basculement hédoniste… Pascal Ory : Cuisine privée, cuisine publique : cela m’a sauté aux yeux au moment de l’écriture de ce livre. Il est vrai qu’on n’a pas l’habitude de travailler sur ces catégories- là mais je les trouve très opératoires parce qu’elles permettent une lecture genrée. La cuisine privée est féminine tandis que la cuisine publique, elle, est masculine, puisque l’espace public est contrôlé traditionnellement par les hommes. Les grands chefs ont toujours été des hommes, tandis que les femmes sont minoritaires dans la cuisine d’excellence. En revanche, les grands chefs disent souvent : « je dois tout à ma grand- mère, à ma tante etc. », et là, nous sommes dans le privé. Je rappelle que le restaurant était une vraie révolution, il a annoncé le monde moderne puisqu’il consistait pour ces chefs à proposer une cuisine de grande maison, une cave de grande maison, un service de grande maison, un décor de grande maison, tout cela non pas en échange d’un titre de noblesse, mais en échange d’argent, ce qui constitue une définition du monde moderne. Donc cela a donné un poids considérable aux hommes pendant deux siècles. Il est intéressant de voir comment les choses maintenant sont en train de changer : la cuisine privée, théoriquement contrôlée par les femmes, est en mutation parce qu’il y a une crise de la transmission féminine, mais la cuisine publique résiste encore à la présence féminine. Pour l’autre question, il est intéressant de voir à quel point l’histoire du discours gastronomique français est l’harmonique de l’histoire de la littérature. On peut repérer le rôle joué par plusieurs écrivains, tel Alexandre Dumas, dans la construction d’un discours gastronomique romantique. Lors de la rédaction de mon livre, j’ai travaillé sur des textes d’Henri Gault et Christian Millau, deux critiques gastronomiques qui étaient critiques littéraires au départ, écrits dans les années 1970, à la période de l’apogée de la nouvelle cuisine. On arrive à un moment où la légitimation par les instances savantes (les sciences sociales et la philosophie) commence à être perceptible. Mais cela ne réussit pas toujours : la Sorbonne ne prenait pas au sérieux des auteurs culinaires comme Brillat-Savarin, tandis qu’à la fin du XXe siècle, on voit émerger le livre de Michel Onfray, Le Ventre des philosophes (1989), ainsi que des tentatives de ressaisissement par la littérature, avec des écrivains comme Gilles Pudlowski1 qui a écrit des textes sur l’identité française – il explique comment, issu d’une famille juive immigrée, il est devenu français par la littérature gastronomique. On pourrait prolonger la démonstration jusqu’à aujourd’hui où la culture de masse s’en saisit, à une époque où la perspective est de moins en moins française, de plus en plus « globale », avec des émissions de télévision où le chef devient une star. Cela dit beaucoup sur le statut de l’hédonisme et sur le rapport entre hédonisme et puritanisme. Le Grand débat gastronomique Elfe XX-XXI, 7 | 2019 2 Sylviane Coyault : Cette question est particulièrement intéressante parce qu’on a l’impression de suivre quelque chose d’équivalent dans le roman ou dans la littérature en général ; cet hédonisme correspond peut-être au moment où le récit se lâche un peu, où il s’éloigne des contraintes du Nouveau Roman – on pourrait parler aussi de l’évolution du discours de Barthes dans les Mythologies dont vous avez parlé. À ce propos, Pascal Taranto, je vous trouve généralement très acerbe contre ce que vous appelez « le renversement hédoniste dans la sophistication et la désincarnation de la cuisine moléculaire » : partout on trouve des réquisitoires contre Hervé This, qui était notre invité il y a quinze jours2… Pascal Taranto : Je n’ai rien contre Hervé This ! Quand j’ai découvert les ouvrages d’Hervé This, c’était au début des années 1980, je les trouvais très intéressants lorsque le chimiste expliquait à un cuisinier ce qui se passait quand il cuisinait. On avait les réactions de Maillard3, on avait les émulsions qui montrent les multiples possibilités dans la manipulation d’un produit. Cependant, j’ai remarqué avec effroi que se dissipait une certaine méthodologie technique de la cuisine traditionnelle, ce qui allait de pair avec un intérêt croissant de l’industrie agroalimentaire. Quand le moment est venu où le mouvement a éclaté sous la férule de Ferran Adrià4 et de son restaurant El Bulli, je me suis demandé à quoi nous étions en train d’assister… Et depuis, je me suis intéressé à la théorie qui accompagne ce type de cuisine. Je me suis aperçu, à mon grand effroi, que cette cuisine-là porte avec elle des possibilités qui sont assez effrayantes, parce qu’elle est une cuisine conceptuelle, c’est-à-dire une cuisine entièrement pensée avant même que d’être mangée. Ce procédé consiste à déstructurer, à rendre méconnaissable ce qui, à mon avis, reste l’horizon d’un véritable chef, à savoir le respect pour le produit – la mise à distance du produit, la manière de le valoriser toujours au mieux avec une certaine rationalité, avec une certaine simplification. Ici, prendre le produit, le faire disparaître dans ce qu’il a de terrien, dans ce qu’il a de charnel pour en faire une sauce ou une gelée, condamne à une monotonie de texture et de goût. Pour mieux saisir ce qui se passe dans cette cuisine, j’avais l’habitude d’opposer deux uploads/Litterature/ elfe-340.pdf

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