Les notions de macrocosme / microcosme et le De mundi universitate de Bernardus

Les notions de macrocosme / microcosme et le De mundi universitate de Bernardus Silvestris © Benjamin-Hugo Leblanc Robert Fludd, Utriusque Cosmi, Oppenheim, 1617 Frontispice du premier volume (partie inférieure) Introduction Macrocosme et microcosme : la représentation binaire d’un monde dans lequel l’homme et l’univers se répondent mutuellement. Une idée qui prend forme très tôt chez les philosophes grecs, et qui n’aura cesse de fasciner à travers les âges, malgré des dogmes hostiles et le temps qui érode. Car il ne s’agit pas d’un concept précis qui aurait essentiellement migré d’un auteur à l’autre – bien que l’on puisse, par l’évolution de certaines conceptions précises, effectivement retracer de nombreuses relations d’influence – mais plutôt d’une weltanschauung propre à répondre au désir de se situer dans un ordre logique et hiérarchique du monde. La dyade macrocosme/microcosme ne concerne donc pas qu’une époque, ou encore qu’une culture ; l’Antiquité, le Moyen âge latin, la grande Renaissance et même la modernité s’en sont abondamment inspirés, [1] et si notre travail propose de ne s’attarder qu’à ses formes occidentales, puis à son emploi chez Bernard Silvestre, il est néanmoins pertinent de souligner que des représentations semblables ont également eu cours sous d’autres modalités, notamment en Inde. [2] Soulignons, à ce chapitre, qu’une telle ampleur du sujet peut constituer une difficulté pour l’historien, qui doit éviter de trop élargir son champ de recherche, et par la même occasion d’effectuer des comparaisons – en définitive – peu signifiantes. Un second problème, d’ordre également méthodologique, demeure celui de l’interprétation ; car les auteurs qui se reportent à l’idée duelle de macrocosme et de microcosme en font rarement eux-mêmes une analyse – comme s’il s’agissait, en fait, d’une évidence manifeste qui ne nécessite aucune clarification. Il s’avère donc impératif d’approcher ces textes avec circonspection, afin d’éviter d’attribuer à un auteur des intentions qui pourraient lui être étrangères. Cet exposé se scinde en deux sections ; la première, qui fait figure d’introduction, vise à cerner les aspects généraux de la dyade dans un contexte large – tout en tenant compte des considérations que nous venons d’énoncer. Il s’agit d’en esquisser les contours par une brève tentative de catégorisation et de périodisation. La seconde, pour sa part, s’intéresse plus particulièrement à la signification qu’une telle idée revêt dans le De mundi universitate de Bernardus Silvestris. 1. Représentations du macrocosme et du microcosme en Occident Avant même d’entreprendre une analyse de ces notions chez un auteur, il y a lieu de se demander si elles font vraiment "corps" dans l’imposante littérature occidentale, et si elles constituent ainsi une catégorie à part entière parmi les différentes conceptions du monde. Pour Hélène Védrine : "La théorie selon laquelle tout se répond dans l’univers fait correspondre à la totalité (macrocosme) une infinité de ‘modèles réduits’ (microcosmes) qui imitent d’une manière plus ou moins parfaite la richesse du cosmos."[3] Corollaire à un désir d’unité, cette approche du réel considère l’homme soit comme (1) faisant intégralement partie du cosmos, ce dernier constituant un Tout "organique" ; (2) une image du cosmos, parfaite ou émanée ; (3) ou alors comme Tout lui-même qui contient autant le cosmos que ce dernier le contient. Ces trois cas de figure sont vraisemblablement les plus fréquents dans les textes de l’Antiquité, du Moyen âge et de la Renaissance italienne. L’idée est donc celle d’une correspondance, soit ontologique, soit par reflet – analogies fondées sur l’intuition, qui revêtent plusieurs formes selon les philosophes, les mages ou les mystiques qui s’y intéressent. C’est pourquoi il est difficile de trancher historiquement, et d’établir avec précision ce qui se rapporte essentiellement à la dyade macrocosme/microcosme de ce qui ne se situe qu’à sa périphérie.[4] Les précurseurs de telles idées appartiennent à la Grèce antique. Il s’agit, pour Rudolf Allers, d’Anaximandre (v. 610-540), d’Héraclite d’Ephèse (v. 540- 460) et de l’école pythagoricienne.[5] En effet, pour Anaximandre, l’ordre social ou politique ( ) est en tout point semblable à celui qui régit le monde. Les termes de macrocosme et de microcosme sont absents de ses textes, mais la représentation d’une société comme un petit monde qui se comporte à l’image du grand dénote déjà un "organicisme" qui les lie d'emblée.[6] Avec Héraclite, on en arrive déjà à une comparaison de l’homme avec l’univers : nous sommes composés de feu, d’eau et de terre, et chacun de ces éléments exercent la même fonction sur l’un et l’autre plans.[7] A l’harmonie ( ) – qui se trouve au centre d’une telle conception – s’ajoute, chez les pythagoriciens, la notion d’équilibre, comme le démontre l’usage du mot chez Alkmaion pour désigner la maladie. Mais c’est surtout la conviction que le réel avait les nombres pour fondement – ceux-ci en étant également les symboles – qui donne lieu, dans l’école pythagoricienne, à une vision unifiée du monde.[8] Les néo- pythagoriciens, plus tard, associeront les nombres – mais aussi la musica mundi (ou harmonie des sphères) – au microcosme. Par ailleurs, si l’on se réfère à Platon, Aristote et Macrobe, la conception qu’avait Pythagore (première moitié du VIe s.) de l’âme était bien celle d’une harmonie du corps.[9] Il aurait même été le premier à employer le mot pour décrire l’univers tant il semblait ordonné, quoique rien ne soit moins sûr. Anaximandre, Héraclite, et les pythagoriciens ont, en quelque sorte, légué un ensemble de matériaux qui allaient, dans les siècles à venir, faire l’objet d’un long et complexe développement. Ce n’est toutefois pas à eux que vont se référer la plupart des auteurs ultérieurs, mais à Platon (428 env.-347) et à ses successeurs. Le concept platonicien qui nous intéresse ici est, bien entendu, celui d’Ame du Monde. Dans le Philèbe, Platon affirme que chaque composant du corps humain (tels le feu et l’eau) n’est qu’une forme impure de ce que l’on retrouve dans l’univers. Ainsi doit-il, selon lui, en être également de l’âme, puisqu’il considère l’ordre cosmique comme une preuve d’intelligence ( ), et que l’intelligence se loge dans l’âme. Il n’est pas mention, dans le Philèbe, de l’Ame du Monde stricto sensu, bien qu’elle se profile derrière l’idée d’un ordre cosmique. En revanche, elle se révèle une notion essentielle du Timée, lequel cherche, par la cosmologie qu’il expose sous forme de discours, les conditions d’une connaissance du monde sensible. Il y est question de qui, désirant projeter le bien au-delà de lui-même, façonne une monde ordonné à partir du chaos. A cet ordre, il ajoute l’intelligence ( ) et une âme ( ), de sorte qu’il en fait un être animé, à part entière ( ) qui contient à la fois les dieux, la nature, les formes animales, etc. L’Ame du Monde platonicienne explique donc l’ordre et les opérations – telle la génération – qui ont lieu à l’intérieur du , tout en étant un archétype de l’âme humaine. Il est néanmoins important de préciser que nulle part Platon affirme que l’âme humaine fait partie de l’Ame du Monde, ni même qu’elle y prend son origine, bien que nous fassions partie – en tant qu’êtres vivants – du . Aristote (385 env.-322) oppose bien et ,[10] mais il ne peut y avoir adéquation entre les deux plans, puisque le microcosme aristotélicien ne comporte pas le "cinquième élément" ( ) qui se trouve pourtant dans l’univers.[11] Chez les stoïciens, ce lien n’est pas non plus apparent, quoiqu’ils aient considéré l’homme comme un , au sens d’une "abréviation" de l’univers, ou d’un monde "à petite échelle". Pour Marc-Aurèle (121- 180) : "Réunion fortuite d’atomes, ou bien nature particulière, qu’il soit établi en principe que je suis une partie du tout qui est administré par la nature universelle ; ensuite, qu’il existe une sorte d’affinité entre moi et les parties qui sont de mon espèce."[12] En fait, c’est Plotin (205 env.-270 env.) et le néoplatonisme qui vont développer davantage cette relation des deux "âmes", notamment par le biais du concept d’émanation. Il s’agit d’une étrange mixture qui se compose de la catégories platonicienne de transcendance, et de la catégorie aristotélicienne de mouvement. Ainsi, "si l’absolu, en tant qu’il transcende toute finitude, toute unité et toute existence, demeure purement et simplement en soi, il n’en sort pas moins de soi en vertu de la surabondance qu’il recèle et il engendre dans cette surabondance toute la diversité des mondes, jusqu’à la matière, limite extrême du non-être."[13] Cette conception du monde nous rapproche de la dyade macrocosme/microcosme par un aspect, et nous en éloigne de l’autre. En effet, l’idée d’émanation permet d’inférer que l’âme humaine provient de l’Ame du Monde ; ce lien ne pouvait être fait chez Platon. Par ailleurs, la relation que l’âme humaine entretient avec le corps est semblable à celle de l’Ame du Monde avec l’univers : anima tota in toto corpore et tota in qualibet parte.[14] Toutefois, on ne peut affirmer que la première est un reflet de – et encore moins qu’elle contient – la seconde, tout simplement parce qu’il y a, chez les néoplatoniciens, hiérarchisation de ce qui est émané ; dans cette hiérarchie, l’homme se trouve néanmoins au centre, occupant uploads/Litterature/les-notions-de-macrocosme.pdf

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