Missives, juin 2007, par Antoine Jockey Entretien avec Henri Meschonnic. Propos

Missives, juin 2007, par Antoine Jockey Entretien avec Henri Meschonnic. Propos receuillis par Antoine Jockey. « Dans la poésie, c’est toujours la guerre ». Cette phrase du poète russe Ossip Mandelstam s’applique avec force à l’activité critique mais ô combien constructive que mène le poète d’origine russe, né à Paris en 1932, Henri Meschonnic. Polémiste hors pair, il ne cesse de décortiquer le paysage poétique français et d’en critiquer ses ténors, au rythme d’un essai par an, parce qu’ils demeurent hors de la poésie telle qu’il la conçoit, et parce qu’ils continuent d’adhérer au discours de Heidegger dangereux, à son sens, tant sur le plan humain que poétique. Cette mission que Meschonnic – s’attaquant à des figures telles qu’Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, Jacques Roubaud, Michel Deguy… –, accomplit avec un savoir poétique, philosophique et linguistique vertigineux n’est pas la seule facette de son œuvre. S’y ajoutent la traduction de la Bible à partir de l’hébreu, la rédaction d’essais dans les domaines de la philosophie et de la linguistique, sans oublier une production poétique intense dont le dernier fruit est le recueil Et la terre coule publié en 2006 chez Arfuyen. La réédition de son essai référentiel Célébration de la poésie a été l’occasion d’un entretien, dans l’intimité de sa jolie maison en banlieue parisienne, sur la poésie et sur les principales expériences poétiques contemporaines. Le choix du titre de votre essai, Célébration de la poésie, n’est-il pas ironique dans la mesure où, pour vous, la poésie, au lieu d’être un acte de célébration, comme beaucoup de poètes le pensent, est un acte de transformation de notre rapport au monde et donc à la vie elle-même, par la grâce du rythme ? Bien sûr que c’est un titre ironique, mais c’est plus que cela, c’est une réflexion sur les rapports entre écrire un poème, lire un poème et toute l’histoire de la poésie. Du coup, je me suis rendu compte que quand on prononce le mot poésie, on ne se rend pas compte qu’on dit cinq voire dix choses différentes à la fois. C’est une véritable cacophonie inaudible. Il y a une connaissance historique de la poésie, parce qu’il y a la poésie au sens de « stock », c’est-à-dire toute l’histoire de la poésie, des poésies, de la poésie dans chaque culture avec toute son histoire. Mai le problème du poème à écrire c’est qu’il ne peut pas regarder vers l’histoire de la poésie, parce que s’il le fait, il devient l’amour de la poésie qui mène inévitablement à répéter la poésie déjà écrite. C’est pourquoi je dis, et ça a l’air d’un jeu de mots mais c’est beaucoup plus qu’un jeu de mots, que l’amour de l’art c’est la mort de l’art. Le poème à lire et le poème à écrire ont deux ennemis : la poésie elle-même, au sens de la poésie du passé, et la philosophie à cause de sa conception du langage. Depuis qu’on écrit des poèmes, les poèmes ont toujours été ce qui a réinventé la poésie. La poésie n’a pas arrêté d’être inventée par les poèmes. Mais quand on regarde la poésie avec amour, il se produit un effet pervers, on se met à écrire sur la poésie, en admirant la poésie et en la célébrant. C’est ce qui peut arriver de pire à un poème, tel que je le définis et qui n’a rien à voir avec quelque chose de formel, les formes fixes, les mètres, les rimes. L’histoire de la poésie n’est pas la même partout. Dans l’ancienne poésie chinoise il n’y a pas du tout d’opposition entre la métrique et la prose, et cette opposition c’est une chose que j’ai eu aussi à critiquer, parce que la définition de la poésie par la métrique c’est définir la poésie par la forme, par le vers, et déjà Aristote savait que les vers ne sont pas la poésie. Alors qu’est-ce que c’est que la poésie ? Ou plutôt qu’est-ce qui fait qu’un poème est un poème et quelle est la raison principale, selon vous, qui a fait qu’une cohorte de grands poètes français (Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, Jacques Roubaud, Michel Deguy, Emmanuel Hocquart, Christian Prigent, Jean-Michel Maulpoix, André Velter…) sont passés juste à côté, comme vous l’exposez dans cet essai ? Bonnefoy et les poètes qui tournent dans son orbite se contentent de nommer des émotions, et l’Oulipo et les poètes expérimentalistes ont misé sur la contrainte formelle. Mais les deux tendances ressemblent à la poésie et lui courent après, car chacun sépare forme de vie et forme de langage. Or, le poème n’a de chance d’advenir que s’il est la transformation d’une forme de langage par une forme de vie, et la transformation d’une forme de vie par une forme de langage. En cela, je lutte contre l’opposition entre le langage et la vie. On ne se rend pas compte qu’en opposant le langage et la vie, selon la tradition philosophique, on oppose une représentation du langage et une représentation de la vie. Penser, c’est transformer la pensée, c’est intervenir dans la pensée, sinon, et c’est une expression qui me reste de la guerre d’Algérie, c’est du « maintien de l’ordre ». Ma définition est anti-formelle, la poésie pour moi c’est l’activité d’un poème. Et j’ai défini le poème comme la transformation réciproque du langage et de la vie. Le poème transforme la vie, c’est-à-dire la vision de la vie, la conception de la vie et par conséquent la conception de l’éthique et de la société. C’est pourquoi un poème, pour moi, n’est pas d’abord un acte poétique mais un acte éthique, c’est-à-dire un acte qui me transforme, moi comme sujet, mais qui doit aussi, si c’est un acte qui m’a transformé comme sujet, avoir un effet de continuité sur le lecteur et le transformer à son tour. Un vrai poème transforme le lecteur. Cela est un critère qui n’est pas simple, facile ou formel pour faire la différence entre un poème et quelque chose qui est une imitation de la poésie. Je pense à Reverdy qui faisait une différence entre les moyens et les procédés, les moyens c’est ce qui transforme l’art alors que les procédés c’est ce qui imite l’art. Il y a à faire la différence dans un poème, comme dans n’importe quelle œuvre d’art, entre quelque chose qui n’a jamais été fait et qui est cette transformation mutuelle de l’œuvre et de la vie, et ce qui a déjà été fait. Une grande partie des figures poétiques que je viens de vous citer, et qui représentent presque toutes les tendances du paysage poétique français, sont malmenées dans cet essai parce qu’elles demeurent, selon vous, en deçà ou à côté de votre définition de la poésie ou de ce qui fait selon vous un poème. Un poète, à lui tout seul, peut-il s’approprier la vérité de la poésie et chasser les autres poètes à sa périphérie sans tomber dans l’excès ? Ce que je dis n’est pas la vérité de la poésie, c’est une stratégie de lecture et d’écriture, c’est-à-dire une manière de réfléchir et d’agir qui essaye de reconnaître les fonctionnements du langage et, de diverses manières, de se situer historiquement dans le langage et dans la société. Ce qui implique de repenser ce qu’on appelle le langage. Du coup, j’en viens à une critique de ce que j’appelle l’hétérogénéité des catégories de la raison. Là, je me situe dans l’histoire de la pensée aussi, en référence à ce qu’on a appelé l’École de Francfort (Horkheimer, Adorno), des gens qui ont pensé quelque chose de nouveau. Il est vrai qu’ils se voulaient néo-marxistes, mais ils ont opposé à la théorie traditionnelle une tradition critique qui implique une interaction entre toutes les catégories de la pensée alors que la théorie traditionnelle consistait en une régionalisation des catégories de la pensée qui sont exactement représentées dans nos disciplines universitaires, c’est-à-dire le langage pour les linguistes, la littérature pour les spécialistes de la littérature, la philosophie pour les spécialistes de la philosophie, avec des sous-spécialités techniques qui, en elles-mêmes, sont parfaitement admissibles et nécessaires. Ce que je critique depuis des décennies c’est cette autonomie ou séparation entre les disciplines et leurs sous-catégories. C’est à croire que la pensée est une commode où chaque catégorie est rangée dans un tiroir. Or cela donne quoi ? L’étude d’un poème selon cette théorie consiste à ouvrir le tiroir de la métrique afin d’étudier la métrique puis à fermer le tiroir, à ouvrir ensuite le tiroir du lexique et à regarder les mots puis à fermer le tiroir, etc. Cela est, pour moi, l’horreur absolue. En philosophie c’est pareil, il y a les spécialistes de l’Éthique qui s’occupent uniquement de l’Éthique, il y a les spécialistes de l’Esthétique… Toutes ces spécialités ont une histoire, une nécessité, mais aussi des limites, et le problème à chaque fois c’est la régionalisation de la pensée. Cela est la théorie de Horkheimer et d’Adorno. Mais j’en fais la critique aussi car il y a une chose qui uploads/Litterature/ entretien-avec-henri-meschonnic-propos-receuillis-par-antoine-jockey 2 .pdf

  • 22
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager