Entretien avec Philippe Beck « Poète affecté, homme discours » « Samedi de Pros

Entretien avec Philippe Beck « Poète affecté, homme discours » « Samedi de Prose est inverse. Un repos de poésie le hante. Visage est travail de samedi. Le masque est dévisagé particulièrement ou interrogé – au risque d’épuisement. Lecteur Epuisé cesse d’être enfant et devient quoi ? » Philippe Beck, Un Journal « Admettons qu’en poésie on bricole. » Philippe Beck Contre un Boileau Cette sorte de semainier sous tendu, enfantin, propose le mouvement, comme sur une balançoire, entre poésie et prose. Mais le visage change évoqué et la question est béante. Philippe Beck vient de publier Contre un Boileau, un art poétique (Fayard), un travail en cours depuis vingt ans. Il remonte là aux sources de la poésie et de son héritage philologique, inscrivant sa recherche si dense, fabriquant son art poétique en prenant appui de façon impressionnante sur ses lectures et références nombreuses, inscrivant cet art dans l’histoire de la poésie, pour le dire très vite, de Malherbe à Boileau et Ponge sans oublier ne serait-ce que le Moyen âge et les contes, La Fontaine, Perrault, Lautréamont et Mallarmé, Joyce, Beckett, Roger Giroux, Paul Celan etc. C’est un livre impossible à résumer, un monde, vraiment. Pas question de vouloir le contenir, on n’en évoquera que quelques aspects. Il n’est jamais question de Philippe Beck, lui, « l’impersonnage », mais de la poésie en tant que telle : « monologue, extérieur dedans ». Une œuvre, en latin, opera, est en construction sous nos yeux. Une œuvre protéiforme, clairement orientée vers la pensée, par la pensée, une œuvre dont la composition, souvent musicale, très travaillée, très structurée. Pour autant une œuvre non cérébrale, mais incarnée, vivante, traversée, secouée, soulevée dans sa langue même. La langue de Philippe Beck n’a pas d’équivalent. Opera est le terme qui dit l’oeuvre, Opéradiques est le livre paru en 2014 chez Flammarion, un livre vertigineux. Hanté de lectures, d’écrivains, de musique, et du préfixe pré- : pré- poésie, pré-danse etc. « On succède aux livres qui vous précèdent » dit une intervenante dans les Actes du colloque Philippe Beck parus chez Corti. C’est exactement l’effet de lecture beckienne. Philippe Beck est un chercheur, un trouveur, il écrit « cet inédit dans la langue revisitée » (Gérard Tessier). ------------------ Philippe Beck, ce titre Contre un Boileau évoque pour moi immédiatement deux choses : Pour un Malherbe de Ponge d’une part, ton Contre un Boileau d’autre part signifie qu’il y en a au moins deux : Malherbe épure, réforme, discipline en quelque sorte la langue (c’est le premier à théoriser sur le sujet), Boileau, lui, définit le goût, il « a fait la poésie de la poésie », dis-tu. Ponge, lui, est le poète de la « définition- description de l’objet ». Où te situerais-tu entre un parti pris des choses et un parti pris des mots ? PB : (Juste une précision, avant de dire deux ou trois choses : c’est Jean Royère qui attribue à Boileau la force de faire « la poésie de la poésie. ») A l’alternative que tu construis, j’ajouterai, à mon tour, les idées dans les choses, et les idées des choses, qui se disent et doivent se dire, ou l’émotion qui se décrit à même le réel se faisant, bref un objectivisme, l’idée d’un chant objectif : là-dedans, aucune primauté du langage sur les choses. Il n’empêche : les mots ne peuvent faire fleurir ce qu’ils désignent – d’où la sécheresse (mot romantique allemand, j’en conviens) et la rhumidité du lyrisme en question. D’où, en un mot, l’interruption ou la suspension du symbolisme rêvé depuis Goethe. Ce qui ne supprime aucunement l’allégorie dans le poème. Les signes vivent de l’éloignement de ce qu’ils en viennent à chanter. Décrire et chanter, c’est tout un au fond. Et par rapport à Valéry, l’inévitable et si indispensable Valéry, le « fabricationniste », quel serait l’objet que tu te donnes à étudier, concernant l’histoire et/ou la tâche, si elle en a une, de la poésie, dans la mesure où tu es hanté par la signification, l’envie ou la volonté d’inquiéter la langue, d’opérer quelque chose en elle, de la déplacer. PB : Je ne suis pas du tout hanté par la signification. Ou plutôt : le sens est la hantise naturelle de chacun, évidemment. « Etre hanté par la signification », cela voudrait dire : « avoir le désir de s’en écarter et constater le fantôme bien présent ». Non, les mots signifient en se formant et se composant : reste à leur rendre leur puissance estompée, délaissée, s’ils ne s’inquiètent plus de ce qu’ils disent. Je n’ai donc pas non plus la volonté d’inquiéter la langue, car le projet, si c’en est un, est d’accompagner en poème (en forme ouverte) l’inquiétude du mouvement vivant de la langue dans le langage. Le langage montre assez la vivacité inquiète des expressions, des désirs de formuler ou des formules désireuses ; il n’y a pas à vouloir inquiéter – il y a plutôt à laisser l’inquiétude quotidienne des expressions (des formes possibles) apparaître autrement, se retendre et se reproposer, quitte à faire des expériences avec des mots parfois. (J’insiste : parfois, et non toujours.) Mais le langage dit ordinaire, « pré- poétique », expérimente sans cesse, tente de penser en formes et formules l’informe ou le chaos inquiétant qui le transit. Le livre Contre un Boileau est sous-titré : « un art poétique ». Boileau écrit : « Pour moi, je ne sais pas si j’y ai réussi mais quand je fais des vers, je songe toujours à dire ce qui ne s’est point encore dit dans notre langue » (lettre à Maucrois en 1695). A quelle nécessité répond pour toi aujourd’hui d’élaborer un art poétique ? Quel serait éventuellement le manque, dans l’histoire de la poésie, dans sa pratique contemporaine ou moderne, qui t’aurait poussé à l’élaborer ? PB : Tout d’abord, le Boileau que tu cites, c’est le bon. C’est un Boileau : il y a l’autre, le Doctrinaire, qui dessèche mal en posant l’intelligence séparée et la forme en langue qui doit lui succéder. Mais le Boileau du nouveau est le bon. C’est le Boileau qui aime ce que la « langue révérée » permet encore de penser : car tout est nouveau sous le soleil. Et le nouveau peut venir mieux en se configurant dans des mots ajustés et suivis, « objectivés » à la faveur d’une impersonne ; s’il y a de l’événement à penser, que rebattent nos langues, alors il y a encore à penser dans le fait même de formuler et de rythmer les énoncés qui nous viennent. Il y a donc encore et encore du pensable dans le mouvement qui aboutit au poème (à ce qu’on appelle toujours poème, élargi ou non) ; d’où la constante possibilité d’un art poétique en chacun et en tout temps. « Art poétique » veut dire seulement : reconstitution de l’élan de formuler en les rythmant les énoncés qui nous viennent. Car ce qui s’impose en nous, auprès de chacun disons, ressemble toujours au nouveau quand même l’ancien s’y refait. Chacun redécouvre des vérités devenues insensibles. Le nouvel art poétique essaie d’approfondir ce que les anciens essayaient déjà d’approfondir : le mouvement de dire exactement ce qui fait déjà pression en chacun – à savoir, l’impensé qui crée l’insatisfaction. Le besoin de se reposer dans des formules convenues, la sagesse des nations, vient de la même insatisfaction, mais il vise à se défaire de toute nouveauté qui réveillerait l’inquiétude : le déjà pensé doit dispenser du pensable, et c’est impossible – c’est pourquoi chacun, où qu’il soit, avance avec une certaine idée du poème. Le poème est la hantise ordinaire ; c’est à vérifier auprès des uns et des autres. Ce livre est une « une commande philosophique », dis-tu, et on touche ici à ta longue pratique de la philosophie. Peux-tu nous éclairer sur les rapports que tu entretiens avec ou entre Poésie et Philosophie (comme pré-nommées) ? PB : Je ne suis pas certain d’avoir une longue pratique de la philosophie. En tout cas, cette longueur de temps ne me paraît pas évidente. Déjà, parce que je suis un littéraire venu aux études de philosophie ; ensuite, parce que j’ai plutôt été sensible à tout ce qui interrompt les constructions philosophiques, si assurées qu’elles soient. Non que je médise de la philosophie (il faut laisser cette médisance à la sagesse des nations) ; simplement, je ne suis pas un philosophe. Mais un professeur de philosophie, qui plus est « maître de conférences » (beau titre où s’entend moins la domination qu’un art de faire circuler une parole) peut bien, à côté de sa profession, avoir un métier poétique. Par métier poétique, il faudrait entendre alors : une activité où se refont les désirs d’interrompre la philosophie sans la détruire. Le désir de ne pas se livrer au « pur concept » est humain ; tout dépend de la façon dont les uns et les autres rendent sensibles ou forment ce uploads/Litterature/ entretien-avec-philippe-beck-par-isabelle-baladine-howald 1 .pdf

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