Épilepsie, frénésie et écriture : le cas Dostoïevski1 Pr Gérard Bejjani Introdu

Épilepsie, frénésie et écriture : le cas Dostoïevski1 Pr Gérard Bejjani Introduction Soudain, alors que je suis encore debout, je me vois chanceler, les lèvres frémissantes, le visage convulsé, renversant les chaises au passage. Je me frappe la tête à en avoir mal aux mains, je donne des coups de poing dans le mur, avec la rage d’une bête traquée. Comme dans l’enfance, quand ma mère, après l’engueulade du père, glissait en cachette dans la chambre, s’approchait du lit sur la pointe des pieds et, me croyant endormi, me caressait le visage et m’embrassait. Alors la crampe se dénouait, elle libérait des larmes contenues, étouffées, puis de gros sanglots qui soulagent, douloureux et doux, comme les remous d’un bloc de pierre tombé dans l’eau. « Qu’un homme aussi sage, aussi sérieux, aussi intelligent que toi puisse trembler, trembler et pleurer, c’est honteux » me dit l’autre. Oui, ça le fâchait, ça l’agaçait tant qu’il me menaça une fois de me quitter pour toujours. Et ce fut fait. Pourtant ce n’était qu’une espèce de crise qui me venait de loin et je ne sais pour quelle raison, pour quel traumatisme enfoui, mais elle était là, toujours aux aguets, celle-là même qui fit basculer Dostoïevski. Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, surnommé « le géant aux cinq éléphants » pour avoir écrit les cinq plus grands monuments de la littérature universelle : Les Frères Karamazov, Crime et Châtiment, Les Possédés ou Les Démons, L’Adolescent et L’Idiot. 1 Le texte a d’abord fait l’objet d’une conférence donnée lors de la 3ème journée scientifique d’Épsilon, Association médicale et sociale pour l’épilepsie, le samedi 12 novembre 2016 au Campus des sciences médicales de l’Université Saint-Joseph. 1 À se demander dans quelle mesure la maladie, en l’occurrence l’épilepsie qui, étymologiquement, vous « prend par surprise », a quelque chose de l’inspiration qui, elle aussi, vient à nous sans prévenir, presque au hasard. À se demander si ce mal dit comitial, parce que, du temps des romains, les comices étaient interrompus lors d’une crise jugée de mauvais auspices, si ce mal donc ne constitue pas la source, sinon la condition du génie Dostoïevski, de son travail acharné, de son œuvre, considérée aujourd’hui comme la plus achevée de tous les temps. Pour répondre à la question, on tâchera de rappeler, à travers des exemples biographiques, quels sont les déclencheurs et les symptômes de l’épilepsie chez Dostoïevski, puis on montrera comment ils s’allient à l’idiotie qu’on redéfinira sous un nouvel angle, de manière à voir enfin, dans la fébrilité épileptique, un vecteur de création et d’écriture infinie. I. L’épilepsie chez Dostoïevski On le sait, Fédor Dostoïevski, comme Gustave Flaubert, né d’ailleurs la même année que lui, en 1821, fut gravement malade d’une épilepsie dont les premiers accès remontaient, dit-on, à ce jour de juin 1839 où il apprit la mort de son père, tué par ses serfs. De plus en plus durs, et de plus en plus réguliers, ils le laissaient, après coup, parfois durant plusieurs jours, abêti et mélancolique, hanté par la peur de mourir. Puis les douleurs venaient : maux de tête, de gorge, rages de dents, hémorroïdes, insomnies, etc., que semblent avoir exaspérées, à Genève, à Milan et à Florence, les variations du climat qu’il sentait contraires à sa concentration intellectuelle. Sa maladie se manifeste un peu partout dans son œuvre immense, et surtout, dans le roman où il s’est le mieux examiné, L’Idiot, à travers le 2 personnage du prince Mychkine. Quand Mychkine, arrivé à Saint- Pétersbourg, s’entretient avec la générale Epantchine et ses filles, il reflète exactement le mal dont Dostoïevski souffrait, dans un discours presque autobiographique. Voici ce qu’il dit : Quand on me fit quitter la Russie et voyager à travers diverses villes d’Allemagne, je regardai tout sans mot dire et je me rappelle même n’avoir alors posé aucune question. J’avais eu précédemment une série de violentes attaques de mon mal et j’avais beaucoup souffert ; chaque fois que la maladie s’aggravait et que les accès devenaient plus fréquents, je tombais dans l’hébétude et perdais complètement la mémoire (…) Je n’arrivais pas à réunir plus de deux ou trois idées à la suite (…) Je me souviens de la tristesse intolérable qui m’envahissait ; j’avais envie de pleurer ; tout m’étonnait et m’inquiétait. Ce qui m’oppressait affreusement, c’était la sensation que tout m’était étranger. Je comprenais que l’étranger me tuait.2 « L’étranger me tuait ». Le mot est à comprendre dans sa polysémie. L’étranger désigne d’abord la terre étrangère qui éloigne l’écrivain de la Russie et qui, par conséquent, provoque son désarroi de toujours manquer, dans des résidences précaires, de l’atmosphère du sol chéri. L’épilepsie serait liée à l’immense nostalgie qui déchire l’écrivain, celle de ne pas entendre la langue russe, originelle, maternelle : la crise serait l’expression déchirée et aiguë d’une perte de la patrie, disons plutôt de la matrie ou de la mère, de cette « douce langue natale » que chante Baudelaire3. On se souvient comment, au printemps 1867, fuyant son pays où il était menacé d’emprisonnement pour dettes, Fédor traîne, avec son épouse Anna, dans les vieilles rues étroites de Berlin, puis à Dresde, à la recherche d’un logement chez les Allemands qui, raconte Anna, écorchaient outrageusement les Russes et les nourrissaient mal. On se souvient aussi de leur arrivée à Baden-Baden et de leur humiliation 2 Les références à L’Idiot renvoient à la collection Folio, Paris, Gallimard, 1953 pour la traduction d’Albert Mousset et 1972 pour la préface d’Alain Besançon, p. 67. 3 In « L’invitation au voyage », Les Fleurs du Mal. 3 devant le plus bel hôtel de la ville, l’Europe, le point de chute de Tourgueniev, ce palace dont Anna et lui n’auraient même pas pu franchir le seuil, parce que pauvrement vêtus, parce que miséreux. L’étranger prend alors son deuxième sens : il renvoie à l’autre qui refuse d’indiquer son chemin à Fedia, aux Juifs usuriers à longues boucles sur les tempes qui le poursuivent de leurs offres mercantiles, et même à son compatriote et écrivain, Tourgueniev qui se moque de lui en lui rappelant ses années de bagnard. Les flambées épileptiques arrivent alors, impitoyables, inexorables, avec l’énergie du désespoir contre l’énorme adversité du monde et de l’époque. Mais l’étranger, c’est aussi cette part de lui-même qu’il ne reconnaît plus à chaque fois que la peur le prend, ces cicatrices sur le visage et sur le corps de tant de blessures, tant d’échecs, tant de brûlures. L’étranger, c’est sa propre tentation d’abdiquer à l’heure sombre de la désolation. C’est peut-être cet « idiot » qu’il porte en lui depuis si longtemps, depuis le jour surtout où il découvrit, pendant sa visite du musée de Bâle, la chair osseuse et livide du Christ dans le tableau de Holbein. Le choc est presque physique : impossible pour quiconque de croire que ce corps sans lumière soit capable de ressusciter ! Et pour exorciser sa panique devant cette représentation réaliste et effrayante de la mort, pour franchir ce cadavre du Christ, Dostoïevski bâtit tout un roman en pleine maladie, il s’invente son « idiot » sur lequel on s’arrêtera dans une deuxième partie. II. Idiotie et Épilepsie On l’a déjà dit : Dostoïevski se met lui-même en scène à travers son personnage, le prince Mychkine, dont les deux attributs différentiels sont l’épilepsie et l’idiotie. Les deux qualifications entrent dans une étroite 4 relation : l’une n’est ni la cause ni la conséquence de l’autre, elles semblent participer d’une même essence. Expliquons-nous. Commençons par l’épilepsie qui surgit dans l’épisode où Rogojine, dissimulé dans une niche, s’apprête à assassiner le prince. À la vue du couteau brillant dans la main droite de Rogojine, le prince perd aussitôt conscience et plonge au sein des ténèbres. Puis le narrateur intervient dans un paragraphe de facture presque scientifique que l’on se permet de relever dans son intégralité : Il était en proie à une attaque d’épilepsie, ce qui ne lui était pas arrivé depuis très longtemps. On sait avec quelle soudaineté se déclarent ces attaques. À ce moment, la figure et surtout le regard du patient s’altèrent d’une manière aussi rapide qu’incroyable. Des convulsions et des mouvements spasmodiques contractent tout son corps et les traits de son visage. Des gémissements épouvantables, qu’on ne peut ni s’imaginer ni comparer à rien, sortent de sa poitrine ; ils n’ont rien d’humain et il est difficile, sinon impossible de se figurer, lorsqu’on les entend, qu’ils sont exhalés par ce malheureux. On croirait plutôt qu’ils émanent d’un autre être qui se trouverait à l’intérieur du malade. C’est ainsi du moins que beaucoup de personnes définissent leur impression. Sur nombre de gens la vue de l’épileptique durant sa crise produit un indicible effet de terreur.4 Ce qui ressort de cette description, parallèlement aux signes de commotion violente, c’est l’image d’un dédoublement puisque l’on « croirait » que les gémissements « émanent d’un autre être ». Tout se passe comme si le corps ne répondait plus à la volonté, ou encore, que le moi se séparait du moi, comme s’il uploads/Litterature/ epilepsie-fre-ne-sie-et-e-criture.pdf

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