Cahiers d’études africaines 215 | 2014 Varia L’histoire générale de l’Afrique d

Cahiers d’études africaines 215 | 2014 Varia L’histoire générale de l’Afrique de l’Unesco Un projet de coopération intellectuelle transnationale d’esprit afro- centré (1964-1999) Unesco’s General History of Africa. An African-Centered project of Transnational Intellectual Cooperation (1964-1999) Chloé Maurel Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/17812 DOI : 10.4000/etudesafricaines.17812 ISSN : 1777-5353 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 3 octobre 2014 Pagination : 715-737 ISSN : 0008-0055 Référence électronique Chloé Maurel, « L’histoire générale de l’Afrique de l’Unesco », Cahiers d’études africaines [En ligne], 215 | 2014, mis en ligne le 02 octobre 2016, consulté le 30 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/etudesafricaines/17812 ; DOI : 10.4000/etudesafricaines.17812 © Cahiers d’Études africaines Chloé Maurel L’histoire générale de l’Afrique de l’Unesco Un projet de coopération intellectuelle transnationale d’esprit afro-centré (1964-1999) Les années 1960-1970 sont marquées par un intense travail de réappropria- tion de leur histoire par les peuples africains. Dans cet esprit, à partir de 19641, l’Unesco a promu la rédaction d’une Histoire générale de l’Afrique (HGA). Cette Histoire, qui a immédiatement suscité l’enthousiasme des pays africains2, a été publiée entre 1980 et 1999 (Unesco 1980)3. Soutenu par plusieurs États africains et par l’Organisation de l’unité africaine (OUA), ce projet est représentatif de la forte demande de reconnaissance de son identité du continent à partir des années 1960. Le lancement de ce projet par l’Unesco en 1964 s’inscrit alors dans l’air du temps, à l’époque des indépen- dances (17 États africains deviennent indépendants en 1960) ; parallèlement au projet Unesco sera d’ailleurs publiée de 1975 à 1986 la Cambridge His- tory of Africa (Fage & Oliver 1975-1986), « entreprise rivale » selon l’histo- rien Jan Vansina (1993), associé au projet Unesco. Parmi les rédacteurs de l’Histoire générale de l’Afrique, les historiens africains sont largement représentés, constituant les deux-tiers des membres du Comité scientifique international chargé de superviser la rédaction. Plu- sieurs historiens et intellectuels africains ont joué un rôle important dans la conception et l’inspiration du projet : Joseph Ki Zerbo, auteur d’une His- toire de l’Afrique noire, en 1972, membre du conseil exécutif de l’Unesco de 1972 à 1978, Cheikh Anta Diop, et Amadou Hampaté Bâ, membre conseil exécutif Unesco de 1960 à 1968. Le rôle important donné à ces historiens africains dans ce projet contraste avec le précédent projet historio- graphique de l’Unesco, l’Histoire de l’Humanité, qui avait été publiée en 1968, et dont la composition de la Commission internationale chargée de la rédaction était marquée par un net déséquilibre en faveur des Occidentaux 1. Le projet de l’HGA a son origine dans la résolution 3.442 de la conférence géné- rale de l’Unesco (13e session). 2. Archives diplomatiques britanniques, OD 24/041 : notes de Mary Smieton, sur sa visite en Afrique, juillet 1965, p. 5. 3. Voir aussi Jan VANSINA (1993). Cahiers d’Études africaines, LIV (3), 215, 2014, pp. 715-737. 716 CHLOÉ MAUREL (Maurel 2010)4. Ce précédent projet est donc un contre-modèle pour les acteurs du projet HGA5. La réalisation de l’HGA donne lieu à d’importants travaux de documentation et d’inventaire, à des campagnes de collecte de la tradition orale et de manuscrits inédits, à la préparation d’un Guide des sources de l’histoire de l’Afrique et d’une collection d’« études et documents » sur l’histoire de l’Afrique (Unesco 1984), et à des rencontres entre spécialistes. L’ouvrage, vaste et ambitieux, en huit volumes, se veut novateur : il se présente comme une première tentative d’élaboration d’un point de vue africain sur l’Afrique dans son ensemble. Le texte revalorise le passé précolonial de l’Afrique. Les historiens qui l’écrivent s’efforcent d’utiliser des sources locales et notamment archéologiques. Ils réhabilitent les grands conquérants africains, diabolisés par l’historiographie coloniale, et mettent en valeur la richesse et le rayonnement des empires précoloniaux. L’Histoire de l’Afrique constitue un jalon historiographique important. Dans cette publication, le continent est considéré dans son ensemble, ce qui atteste de l’inspiration panafricaine du projet. Cette entreprise constitue aussi un témoignage intéressant de la volonté de nombreux Africains de produire eux-mêmes les savoirs sur leur histoire et leur culture. Comment, en pratique, un projet collectif aussi ambitieux a-t-il été pos- sible ? Et surtout, que révèle l’histoire de la réalisation du projet HGA sur l’état d’esprit et les conceptions des historiens, en particulier des historiens africains, de l’époque ? Dans cet article fondé sur l’étude des archives de l’Unesco (rapports, correspondances, articles de presse) et sur des entretiens inédits, il conviendra de présenter les acteurs du projet, le mécanisme mis en place, les étapes de la réalisation, de souligner le caractère afro-centré du projet et sa dimension politique, avant d’analyser les difficultés rencontrées et d’évaluer la diffusion de l’ouvrage. Des acteurs de renom et aux deux-tiers africains La direction de chaque volume est donnée à des notoriétés6. Bien qu’il n’y ait alors pas beaucoup d’historiens africains7, l’Unesco parvient à nommer comme directeurs de volumes des historiens africains de valeur : pour le volume I, Joseph Ki-Zerbo (Présence Africaine 2006 ; Abdelmadjid 2007) ; pour le volume II, l’Égyptien Gamal Mokhtar, professeur d’histoire ancienne à l’Université du Caire ; pour le volume III, le Marocain Mohamed el Fasi, historien et ancien ministre de l’Éducation nationale et des Beaux Arts de son pays ; pour le volume IV, le Guinéen Djibril Niane, spécialiste de l’empire 4. Voir aussi, sur ce projet, K. NAUMANN (à paraître) et P. DUEDAHL (2011). 5. Augustin Gatera, Interview, 31 janvier 2013. 6. Catherine Coquery-Vidrovitch, Interview, 5 février 2013. 7. Ibid. L’HISTOIRE GÉNÉRALE DE L’AFRIQUE DE L’UNESCO 717 du Mali et de collecte d’histoire orale8 ; pour le volume V, le Kenyan Bethwell A. Ogot ; pour le volume VI, le Nigérian Jacob Festus Ade Ajayi, professeur d’histoire et recteur de l’Université de Lagos et l’un des principaux repré- sentants de l’« École d’Ibadan », école historique née au Nigeria dans les années 1950 et influente jusque dans les années 19709 ; Ade Ajayi a innové par l’emploi de sources orales ; mû par le nationalisme, il a mis l’accent sur les forces religieuses à l’origine de l’émergence du Nigeria moderne ; pour le volume VII, le Ghanéen Adu Boahen ; pour le volume VIII, le Kényan Ali Mazrui, assisté à partir de 1984 de l’Ivoirien Christophe Wondji, agrégé d’histoire. En plus de ces directeurs de volume, il y a un comité scientifique inter- national de trente-neuf membres, mis en place en 1971, et qui se réunit en moyenne tous les deux ans jusqu’en 198510 ; et en son sein, un bureau de huit membres se réunit une fois par an. Plusieurs autorités parmi les histo- riens occidentaux sont intégrées au comité scientifique international, comme le médiéviste français Jean Devisse, spécialiste de l’archéologie de l’Afrique ; l’historien américain Philip Curtin11 et l’africaniste belge Jan Vansina, qui a développé des réflexions méthodologiques fondatrices sur l’histoire orale (Vansina 1965, 1985). Le comité comporte deux-tiers d’Africains, et parmi eux le célèbre histo- rien, scientifique et homme politique sénégalais Cheikh Anta Diop, connu pour avoir mis l’accent sur l’apport de l’Afrique à la civilisation mondiale (Fauvelle 1996 ; Mbaké Diop 2007) ; l’Éthiopien Aklilu Habte, Premier ministre d’Éthiopie de 1961 à 1974 ; le Malgache Charles Ravoajanahary, grande figure de l’accession de Madagascar à l’indépendance12. Si un effort a été fait pour représenter de manière équitable les Africains par rapport aux Occidentaux, en revanche l’équilibre hommes/femmes est 8. Il publie en 1960, Soundjata, ou l’épopée mandingue, récit qu’il a collecté orale- ment par le récit du griot Djeli Mamoudou Kouyate. 9. Cette École, représentée par le Journal of the Historical Society of Nigeria, enten- dait justement aborder l’histoire africaine d’un point de vue africain. Ses membres ont rédigé des manuels d’histoire qui ont été utilisés dans les écoles de tout le Nigeria. La tendance dominante de cette École est le nationalisme et la volonté de glorifier l’histoire précoloniale. Il y avait d’ailleurs des frictions entre l’École d’Ibadan et les africanistes de Grande-Bretagne et des États-Unis d’Amérique, qui jugeaient les membres de l’École d’Ibadan insuffisamment objectifs et trop impliqués politiquement. Ces derniers voyaient inversement les historiens anglo- saxons volontiers comme impérialistes. 10. Archives Unesco (désormais tous les documents d’archives cités viennent des archives de l’Unesco) ; CLT/CID/89 : évaluation de l’HGA, juin 1992. 11. Connu pour son ouvrage de 1969, The Atlantic Slave Trade : A Census, qui donne une des premières estimations du nombre d’esclaves transportés par-delà l’Atlantique entre le XVIe et le XIXe siècle. 12. Ses premiers combats portèrent sur la reconnaissance de la culture et de l’histoire de son pays, contre le silence et l’interprétation imposés par le colonisateur. Professeur d’histoire au moment de l’indépendance, il fut longtemps directeur du département de Langue et Lettres malgaches de l’Université d’Antananarivo. Il forma un nombre conséquent des futurs cadres de l’île. 718 CHLOÉ MAUREL loin d’être respecté ; seulement deux femmes figurent parmi les trente-neuf membres du comité : Mutumba Mainga Bull, Zambienne, historienne de l’Afrique australe, professeure à l’Université de Lusaka, et A. Jones, Libé- rienne, spécialiste de l’histoire du Liberia, professeure à l’Université du Liberia à Monrovia. Mais elles ne joueront pas uploads/Litterature/ etudesafricaines-17812.pdf

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