Libé 15 août 2014 Saint-Exupéry: les ailes du spleen Les chemins de la liberté.
Libé 15 août 2014 Saint-Exupéry: les ailes du spleen Les chemins de la liberté. Exil . Fin 1940, Antoine de Saint-Exupéry traverse l’Atlantique pour une série de conférences sur le conflit en cours. Mais l’escale se prolonge et, lorsque l’aviateur repart combattre à Alger en 1943, «le Petit Prince» paraît en Amérique. Par PHILIPPE LANÇON A New York, en janvier 1941, l’appartement où Antoine de Saint-Exupéry installe son 1,92 m se trouve au vingt-troisième étage d’un immeuble donnant sur Columbus Circle et Central Park. Son éditeur américain le lui a trouvé. C’est un pur immeuble de la ville debout, en briques et assez chic. C’est là qu’il va écrire le récit de son expérience en 1940 et des souvenirs qu’elle fait remonter en lui, Pilote de guerre - en anglais, Flight to Arras. Sa femme, Consuelo, la folle charmante et volcanique du Salvador, le rejoint malgré lui un an plus tard. Mais elle habite un autre appartement, situé à quelques étages. Chacun a ses amours. Ensemble, ils font des scènes, des dîners. Ni avec toi, ni sans. Plus tard, ils cohabitent de nouveau, dans une splendide demeure de Long Island qu’elle a louée, puis dans Manhattan le long de l’East River. Il ne supporte plus ses caprices, ses achats, mais, quand elle est agressée dans la rue, il est traumatisé. Une fois, tandis qu’il fascine ses hôtes en racontant une panne d’avion digne de Tintin dans un désert peuplé de Maures hostiles, elle lui lance au visage soucoupe sur soucoupe. Tout en poursuivant son récit, il les évite avec facilité. «Allons nous promener» Au-dessus de l’entrée de l’immeuble de Central Park South, on peut encore voir une mosaïque qu’aurait pu imaginer l’aviateur du Petit Prince, le dernier livre de l’auteur, celui que jamais il ne verra publié, et qu’il a écrit ici, à New York. Elle représente des nuages et un soleil psychédélique sur fond de ciel bleu. Ce n’est pas tout à fait le ciel du monde libre sous lequel, le 30 décembre 1940, l’écrivain a débarqué. Aviateur, il a vu ses compagnons d’escadrille ne jamais revenir de leurs vols, et la débâcle de près. Dans une lettre inachevée à Joseph Kessel, il écrit : «Quant aux civils ! Nous avons cantonné dans onze villages successifs au cours de la retraite. Ah ! Nous étions bien reçus, nous qui mourions ! Pas une voix pour la résistance. Pas un souffle qui circulât ! Des bêtes de somme ivres d’abrutissement. L’égoïsme total. La rupture de tous les liens.» A Vichy, où il est venu chercher son visa américain, il a dîné un soir dans le restaurant de l’Hôtel du parc. Pierre Laval entre et passe. D’une voix forte, Saint-Ex dit : «Voilà celui qui est en train de vendre la France.» Puis, apprenant qu’il a été entendu, il aurait ajouté : «Hé bien, maintenant que nous en avons dit assez pour aller nous faire fusiller demain matin, allons nous promener.» Drieu La Rochelle, collaborateur et ami, lui obtient le visa et le conduit à Paris, où l’auteur de Vol de nuit peut récupérer quelques affaires. Les Allemands s’écartent devant la voiture de Drieu. «Je ne suis pas fait pour la France occupée», dit Saint-Ex. Il trouve qu’il n’y a «plus rien à faire ici». Mais il refuse de condamner Vichy : Pétain a sauvé les meubles, il faut être solidaire des Français soumis à l’occupant, surtout lorsqu’on a pu s’exiler. A Kessel, il écrira en 1943 : «Certes, Vichy était atroce. Mais un organisme se fabrique un trou du cul pour les fonctions d’excrétion. Les égoutiers d’une ville ne sont pas amoureux des bonnes odeurs. Les geôliers ont rarement des âmes de sœurs de charité.» On lui a proposé de rejoindre de Gaulle à Londres. Il a refusé. Les condamnations du général à la BBC l’ont agacé. Qui est ce matamore orgueilleux, ce factieux ? Au nom de quoi prétend-il incarner la France en la divisant ? Saint-Ex fait de la morale, dans un monde où il est devenu inévitable de faire de la politique. Il rêve à contretemps d’une France unie, réconciliée. Aux Etats-Unis, il continuera de la prêcher. Sur la route du Sud et de l’exil, il dîne à Lyon avec la jeune Françoise Giroud. Il propose de lui apprendre l’un de ses fameux tours de carte. Elle répond : «Vous me le montrerez quand la France sera libre.» Il sera mort avant. A Cannes, il déjeune avec l’écrivain André Beucler. «Je crois qu’il faut choisir le sol de la patrie, même piétiné, même profané», dit Beucler. Saint-Ex répond : «Je crois qu’il faut choisir le recul, l’extérieur, et je vais tenter d’aller à New York.» Ce qu’il fait. Le paquebot américain, en provenance de Lisbonne, s’appelle le Siboney. C’est le nom d’une tribu indienne de Cuba, d’un quartier de La Havane, d’une chanson. Quand la mer est agitée, l’eau remonte par les lavabos et envahit les cabines. Saint-Ex partage la sienne avec Jean Renoir, qui devient son ami et l’accueillera à Los Angeles pour travailler à une adaptation de Terre des hommes. Saint-Ex sera horrifié par la vulgarité du producteur hollywoodien qu’ils rencontrent. Le film ne se fera pas. A bord, il veut commander du thé. «C’est facile, lui dit Dido, la femme de Renoir, en anglais ça se dit tea.» Il répond : «Je préfère ne pas boire de thé.» Le paquebot plein de réfugiés, écrit-il, «répandait une légère angoisse». Il «transbordait, d’un continent à l’autre, ces plantes sans racines. Je me disais : "Je veux bien être un voyageur, je ne veux pas être un émigrant." J’ai appris tant de choses chez moi qui ailleurs seront inutiles». Il n’a pas appris l’anglais et, une fois en Amérique, il prendra des cours mais ne l’apprendra pas. Il préfère, dit-il, voir fleurir les sourires des serveuses lorsqu’il s’exprime par gestes et onomatopées. Avec son amour new-yorkais, la belle Sylvia Reinhardt, il parle un langage spécifique, empruntant à toutes les langues, un ludique et exclusif esperanto d’amoureux. A New York, Saint-Ex a 40 ans. Il travaille la nuit, réveille les gens pour leur lire à n’importe quelle heure ce qu’il a écrit, faire part de ses trouvailles et angoisses. Il fait toujours ses tours de carte, rêve de retourner se battre en volant, songe à se retirer dans un monastère après. Il a des problèmes de dos, de mâchoire, de sommeil, toute l’enfantine mélancolie du géant planétaire déposé chez Lilliput : il déprime. C’est alors l’écrivain français le plus célèbre en Amérique : Terre des hommes (en anglais: Wind, Stand and Stars) s’y est vendu à 250 000 exemplaires et a reçu, en 1939, avec les Raisins de la colère, de John Steinbeck , le prix national de littérature. Invité par son éditeur new-yorkais, Curtis Hitchcock, il pensait ne rester que quelques semaines, le temps d’une tournée de conférences et d’un moment de réflexion, avant de retourner en Afrique au combat contre les Allemands. Il va rester vingt- huit mois. Au bout de quelques jours, Hitchcock lui fait comprendre qu’il faut se remettre au boulot : le temps, c’est de l’argent. Il se met donc, laborieusement, à écrire Pilote de guerre. Le livre commence par un souvenir d’enfance et une phrase simple comme du Camus : «Sans doute je rêve.» La suite est une succession de digressions pendant un vol de reconnaissance suicidaire vers ArrasFlight to Arras, tandis que la défaite est partout, dans une France qui montre «le désordre sordide d’une fourmilière éventrée». La vue du ciel agit comme la fumée du cigare : elle fait flotter l’esprit, la mémoire, les sensations du pilote, elle les précise et les élève, parfois trop : vers la fin du livre, à force de morale, la fumée tourne au fumeux. Roger Martin du Gard lit le livre à Nice, en 1943, et résume l’impression qu’il laisse : «Passionnant aussi le Saint-Exupéry, tant qu’il pilote. Mais quand il moralise et veut s’élever jusqu’à tirer de son expérience humaine une doctrine de vie, je le trouve insupportable et déficient. Ce livre est trop ambitieux. La fin le gâte. On ne peut pas s’empêcher de penser à la métapataphysique mystico-héroïque qui rend fuligineux tant de livres allemands… D’où la profonde déception que j’ai rapportée de cette lecture, bien que ce livre contienne les pages les plus émouvantes, et de beaucoup les plus lucides, qui aient été écrites sur la débâcle et ses causes quasi inanalysables…» Le livre devait paraître aux Etats-Unis en novembre 1941. Saint-Ex ayant traîné, corrigé, ajouté et retranché, il n’est publié qu’en février suivant. Entre-temps, les Japonais ont bombardé Pearl Harbour : Pilote de guerre tombe à point pour convaincre une opinion américaine en mouvement qu’il faut s’engager, que les Français ne sont pas tous des lâches ou des collaborateurs. C’est l’un de ces rares livres intimes dont l’expérience parle à tous, pour tous, et dont l’impact politique est immédiat. Quelque 150 000 exemplaires sont aussitôt vendus. Il y a alors plus de 20 000 Français à New York. 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- Publié le Jan 21, 2021
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