Gargantua (la Vie très horrifique du grand) GARGANTUA (la Vie très horrifique d
Gargantua (la Vie très horrifique du grand) GARGANTUA (la Vie très horrifique du grand). Récit de François Rabelais (vers 1483-1553), publié à Lyon chez François Juste en 1534 ou 1535. L’ouvrage est réédité et corrigé plusieurs fois, jusqu’à l’édition définitive chez le même éditeur en 1542, que l’auteur, prudemment, expurge d’un certain nombre de railleries contre les théologiens de la Sorbonne. Avec Gargantua, Rabelais exploite le succès de Pantagruel paru quelque deux ans plus tôt. Au lieu de donner une suite à son premier récit, comme il l’avait pourtant promis dans l’Épilogue, il remonte le temps et conte l’histoire du père de Pantagruel. Il n’invente pas le personnage de Gargantua, héros de légendes populaires qui avait connu les faveurs de l’imprimerie en 1532, avec les Grandes et Inestimables Chroniques du grand et énorme géant Gargantua. À ce médiocre récit anonyme, Rabelais n’emprunte que quelques épisodes, comme le vol des cloches de Notre-Dame; la structure de l’ouvrage, qui fait se succéder l’enfance du héros, son éducation, ses exploits guerriers et son triomphe final, doit plutôt aux romans de chevalerie. Mais c’est surtout dans l’actualité la plus immédiate que Rabelais trouve son matériau: le récit, d’un bout à l’autre, se fait l’écho des grandes questions morales, philosophiques et religieuses de l’époque, et l’épisode des guerres picrocholines n’est pas sans rappeler les visées impérialistes de Charles Quint. Synopsis Fils de Grandgousier et de Gargamelle, Gargantua vient au monde un jour de banquet, et s’écrie: «A boyre! A boyre!» (chap. 1-7). Enfant espiègle et subtil, il ne tarde pas à faire l’admiration de son père, qui le confie à un précepteur «sophiste». Mais il apparaît vite que cette éducation formaliste et archaïque abêtit l’élève. Gargantua est donc envoyé à Paris, où son premier exploit est d’enlever les cloches de Notre-Dame (8-20). Son nouveau précepteur, Ponocrates, use de méthodes pédagogiques fondées sur une intelligente contrainte du corps et de l’esprit. Désormais, l’emploi du temps de Gargantua est parfaitement réglé: les disciplines intellectuelles y alternent avec l’exercice physique, et l’étude des grands textes ne néglige pas l’expérience directe des choses (21-24). Pendant ce temps, une querelle éclate dans son pays natal entre bergers et marchands de fouaces. Ces derniers, sujets du roi Picrochole, viennent se plaindre devant lui d’avoir été battus et spoliés. Picrochole, pris d’une rage folle, déclenche une guerre meurtrière contre son voisin Grandgousier. Seule l’intervention d’un valeureux moine, frère Jean des Entommeures, arrête provisoirement les troupes picrocholines. Gargantua est rappelé de Paris, tandis que Grandgousier tente vainement, en envoyant un ambassadeur, d’apaiser la fureur de l’ennemi (25-47). Aidé de frère Jean et de ses compagnons parisiens, Gargantua réussit à mettre en fuite l’envahisseur et fait aux troupes vaincues une harangue sur l’absurdité de tels conflits (48-51). Puis il fait construire, à l’instigation de frère Jean, une abbaye toute différente des autres, l’abbaye de Thélème. Sa règle principale, «Fay ce que vouldras», incite ses membres à vivre en parfaite harmonie, dans un climat de libre aspiration à la vertu (52-58). Critique Si la succession des épisodes — enfance, éducation et guerre — rappelle Pantagruel, la structure du récit est beaucoup plus concertée et rigoureuse. Gargantua se compose de deux vastes ensembles — enfance et éducation (chap. 1 à 24), guerre et triomphe (chap. 25 à 51) — couronnés, en conclusion, par la description utopique de Thélème (chap. 52 à 58). L’éducation du géant et les guerres picrocholines ne sont pas juxtaposées arbitrairement; une même opposition les caractérise, celle de la raison et de l’obscurantisme: au précepteur sophiste, et à l’absurdité de ses méthodes, s’oppose le précepteur humaniste, de même qu’au conquérant furieux, ivre de carnage, s’oppose le roi soucieux avant tout de mesure et d’harmonie. Par deux fois, la lumière l’emporte sur les ténèbres. Aussi l’utopie finale apparaît-elle comme la synthèse et la consécration de ce mouvement: l’éducation des Thélémites, «gens libres [...] conversant en compaignies honestes», exclut tout ensemble le formalisme creux et les discordes barbares. Bien plus présente que dans Pantagruel, l’éducation est le thème cardinal de l’œuvre. Confié d’abord à un précepteur scolastique, le jeune Gargantua devient «fou» et «niais», totalement inapte aux rapports sociaux (chap. 15); il ignore la discipline, mange et boit de façon inconsidérée, et ne s’adonne à l’étude qu’une «meschante demye heure par jour». Son emploi du temps se caractérise par l’omniprésence des actes corporels: «fiantoyt, pissoyt, rendoyt sa gorge, rotoyt, pettoyt, crachoyt, toussoyt». La tâche première de Ponocrates, le nouveau pédagogue, sera de remettre le corps à sa juste place, et d’empêcher la satisfaction anarchique de ses besoins: aussi Gargantua est-il «purgé», car l’épanouissement intellectuel et spirituel ne saurait s’accomplir que dans la régularité des échanges organiques. Le nouvel emploi du temps est placé sous le triple signe de l’ordre, de l’équilibre et de la concentration. L’étudiant Gargantua ne perd plus un instant désormais: levé avant l’aube, il se voit assigner un type d’activité à chaque heure du jour; quand la tension intellectuelle devient trop forte, les conversations de plein air ou les exercices physiques sont un heureux dérivatif. Fondement de cette éducation, l’étude des grands textes ne saurait exclure le contact avec la nature et la société: Ponocrates sait bien que la lecture et l’observation directe doivent s’appeler l’une l’autre et se compléter; faute de quoi les livres se figent en autant de lettres mortes, comme dans l’éducation scolastique. La place qui revient à la Bible est à cet égard remarquable: la journée de Gargantua s’ouvre et s’achève par la lecture des textes sacrés, qui font l’objet de commentaires et de dialogues constants; aux innombrables messes et récitations mécaniques du chapitre 21, Ponocrates oppose l’intelligibilité vivante de l’Écriture, seule condition de son efficacité. Ce mode d’éducation réussit où l’autre avait échoué: il socialise Gargantua et il fait de lui un interlocuteur digne d’être écouté. Non que le géant, dans les chapitres précédents, ait ignoré la parole et même certaines habiletés rhétoriques; mais son discours se réduisait à des diableries enfantines (chap. 12), à d’interminables fantaisies scatologiques (chap. 13), et se transformait en pleurs et en désarroi devant les belles manières d’un page. Désormais, «introduit ès compagnies des gens sçavants», Gargantua mobilise dans chacun de ses discours toutes les ressources de la sagesse antique et de la religion chrétienne: en parfait humaniste érasmien, il ne manque pas une occasion de stigmatiser l’inconduite des moines (chap. 40) ou de prôner l’esprit de concorde entre les peuples (chap. 50). Formé à la meilleure rhétorique cicéronienne, Gargantua croit au pouvoir de la parole; pour lui, comme pour Grandgousier, il ne fait pas de doute que le discours peut infléchir ou corriger l’action des hommes. Telle est la conviction que les guerres picrocholines vont mettre à rude épreuve. Il est significatif que le chapitre 26, consacré à l’entrée en guerre de Picrochole, exclut presque totalement le langage. Entre les sujets venus se plaindre et leur roi, il n’y a pas de dialogue: les uns négligent de fournir une explication, que d’ailleurs l’autre ne leur réclame pas. Pour Picrochole, les faits sont là et parlent de façon péremptoire; c’est pourquoi il rassemble ses troupes «sans plus oultre se interroguer quoy ne comment». En proie à un «courroux furieux» (son nom signifie «le Bilieux»), il est l’homme qu’aucun discours rationnel ne peut atteindre: Grandgousier en fera l’amère expérience lorsqu’il enverra un ambassadeur dont la rhétorique majestueuse n’arrachera à Picrochole qu’une réponse obscène. En fait de discours, Picrochole ne connaît guère que le délire impérialiste, où la parole abolit les frontières entre réel et imaginaire, présent et avenir: sa fameuse exclamation du chapitre 33, «Nous ne beumes point frais», témoigne d’une confusion aberrante de la logorrhée et de l’action. À cette fureur s’oppose l’attitude de Grandgousier, qui plusieurs fois tente une conciliation avant d’entreprendre la guerre. Alors que Picrochole oscille entre violence muette et discours fantasmatique, ses adversaires intègrent la parole à l’action, et en font un de ses moments essentiels: parler, pour Grandgousier et les siens, c’est se réjouir d’une victoire (chap. 39 et 40), s’interroger sur la stratégie à suivre (chap. 41), ou tâcher, par la clémence, d’amener l’ennemi à de meilleurs sentiments (chap. 46). N’est-il pas illusoire, cependant, de penser qu’on peut persuader un Picrochole, et que le discours peut conjurer ce qui échappe à toute logique? Les faits sont sans appel, et s’imposent rapidement au pauvre Grandgousier: la parole a tout au plus valeur dilatoire, elle ne saurait prétendre à la résolution du conflit. En ce sens, frère Jean, moine ignorant et pragmatique, se dissocie de ses compagnons humanistes, dont il ne partage pas les illusions: il ne manque pas de condamner leur rhétorique intempestive (chap. 42), persuadé qu’à la violence de Picrochole il ne faut qu’opposer une autre violence. Tout l’épisode guerrier a donc des résonances autrement riches et subtiles que la guerre des Dipsodes dans Pantagruel. C’est l’occasion, pour Rabelais, de poser le problème de la parole, de ses conditions d’exercice et de son efficacité. Il ne faut pas oublier que le récit est écrit dans un contexte d’exacerbation des antagonismes confessionnels, où la perspective d’une réconciliation uploads/Litterature/ gargantua.pdf
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- Publié le Mai 26, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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