1 1 Gisèle Prassinos ou la Révolution surréaliste de l’« écolière ambiguë » Gis

1 1 Gisèle Prassinos ou la Révolution surréaliste de l’« écolière ambiguë » Gisèle Prassinos s’est éteinte le 15 novembre 2015 : cet exposé en ces journées d’étude consacrées aux « Rebelles du surréalisme » tient de l’hommage ou du tombeau dans le double sens de monument littéraire et d’éloge. Ce sont les vers de Mallarmé à propos d’Edgar Poe qui me sont venus spontanément à l’esprit : « Tel qu’en lui même enfin l’éternité le change… », « la change », en l’occurrence, pour Gisèle Prassinos. Avec Poe, Mallarmé, nous sommes évidemment sur le chemin du surréalisme et tout autant, sur le chemin d’une quête de dévoilement d’une œuvre mal comprise. 1– Rébellion de l’œuvre au mouvement surréaliste. « Rebelle du surréalisme », Gisèle Prassinos l’est dans un premier sens : celui d’une rébellion de l’œuvre au mouvement surréaliste tel qu’il est constitué autour d’André Breton en 1934 quand la jeune Gisèle de 14 ans est reconnue poète par le groupe, d’une manière proprement officielle soit, selon la définition du Robert, « dont le caractère authentique est publiquement reconnu par une autorité qui en a la garantie, la caution ». En effet, il s’agit pour les textes de Gisèle Prassinos d’un mode exceptionnel d’accueil. Les circonstances de la rencontre ont été maintes fois évoquées : le frère de Gisèle, le peintre Mario, de 4 ans son aîné, transmet à André Breton, par l’intermédiaire de son ami Henri Parisot, les textes que sa jeune sœur écrit pour « s’amuser »1. Elle est alors « convoquée »2 chez Man Ray : « Oui, André Breton voulait s’assurer que ce n’était pas une supercherie. Avec Mario et Henri Parisot, nous sommes allés chez Man Ray et j’ai écrit devant eux avec la facilité que j’avais à cette époque. Et ils ont été satisfaits. » On connaît la suite : Man Ray fixe l’événement par une photographie célèbre illustrant la publication de la plaquette parue chez GLM en 1935, La Sauterelle arthritique. Sont présents sur la photo, outre Mario et Henri Parisot, André Breton, Paul Eluard, Benjamin Péret et René Char. Suivront les publications dans les revues et chez les éditeurs prestigieux, qui font de Gisèle Prassinos un auteur choisi du cercle restreint des bibliophiles.3 Moment solennel s’il en fut, propre à impressionner « la petite fille » : « Ils m’écoutaient tous d’un air recueilli, sans un mot, sans un geste. Ils m’impressionnaient… »4 La signification de ce moment dans le mouvement surréaliste est bien connue : le médium de la photo est privilégié à cause de la technicité de l’enregistrement similaire à l’automatisme 1 Lettre de Mario à Henri Parisot du 26 sept. 1934 exposée à la BHVP pour la rétrospective « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos », 13 mars-3mai 1998, d’après le livre du même titre (Annie Richard, H.B. éditions, 1997). 2 Entretien Gisèle Prassinos - Annie Richard, Lunes n° 5, octobre 1998. 3 En témoignent les nombreuses reliures d’art présentes dans l‘exposition « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos » citée note 1. 4 Ibid. note 2. 2 2 recherché dans l’écriture5. La rencontre est de l’ordre du merveilleux6. La photo-preuve, photo-document témoigne de l’existence de l’écriture automatique au moment où ses productions s’avèrent quelque peu décevantes. Ce qui conforte l’hypothèse de son existence est une corrélation de taille : entre l’écriture automatique telle qu’elle apparaît sous le regard de voyants et cette toute jeune fille, Gisèle, dont l’image renvoie à la figuration de l’écriture automatique, l’allégorie de la couverture de la Révolution Surréaliste du 1er octobre 1927, celle de « l’écolière ambiguë7 ». Man Ray fait d’ailleurs une autre photo de Gisèle avec le regard en coulisse8, rappelant l’attitude de « l’écolière » écrivant sur un pupitre, non pas penchée sur sa feuille, mais de face et les yeux tournés vers un ailleurs d’où lui vient sans doute ce courant de l’écriture qui la traverse. Voici confirmé le lien privilégié, « naturel », entre ce mode qui échappe à la raison et l’éternel féminin qui ne peut mieux s’exprimer que du côté de la « femme-enfant », nouveau mythologème dans la tradition de la très jeune et innocente perverse, maintes fois illustrée par les symbolistes notamment Gustave Moreau apprécié par André Breton, sous les traits de Salomé9. Mais loin de satisfaire l’adéquation rêvée par les surréalistes de suppression par la prise immédiate, des filtres entre l’objet et le sujet, la photo est toujours une « parole d’un ou plusieurs sujets et donc amorce de fiction »10. Celle-ci illustre « une surenchère du masculin » comme la photo célèbre des « sérieux messieurs soigneusement costumés » autour de Simone Breton à la machine à écrire11. C’est visiblement ici une parole de groupe comme imaginaire spécifique d’un moment clef, fondateur qui pointe l’ambition ontologique du surréalisme visant dans les manifestes un au-delà du champ littéraire et artistique Que signifie « entrer en surréalisme » dans ces conditions ?12 Sous ces auspices, « entrer » » se charge d’une dimension existentielle : même pour un simple passage, limité, voire involontaire, dans la mouvance surréaliste, le rattachement au groupe fait figure de moment décisif et sans retour. Ce moment est explicitement gravé dans le marbre, en l’occurrence, « le monument impérial à la femme-enfant » selon Salvador Dali évoqué par André Breton dans la notice consacrée à Gisèle Prassinos dans Anthologie l’Humour Noir.13 L’épreuve de Man Ray collaborateur du groupe participe de l’élaboration de l’histoire du surréalisme : la présence de la photo dans la plaquette de consécration La Sauterelle arthritique, associée à un réseau de textes, à commencer par la préface de Paul Eluard puis la notice d’André Breton consacrée à Gisèle Prassinos dans Le Feu maniaque,14 reprise dans Anthologie de l’Humour Noir, contribue pour une grande part à construire la réception de l’œuvre. Loin de 5 L’écriture automatique est définie en 1921, à l’occasion de l’exposition « Dada Max Ernst » au Sans Pareil, 37 avenue Kleber, Paris, comme « véritable photographie de la pensée ». 6 Voir déf. D’Henri Behar in « Merveilleux et surréalisme », Mélusine n°XX, actes décade Cerisy la Salle (2-12 août 1999), p. 15-29. 7 André Breton, Anthologie de l’Humour Noir, Ed.Sagittaire 1939, censuré et republié par Pauvert, 1966. 8 Photo exposée à la BHVP pour « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos » cit. note 1. 9 « Salomé ou les avatars de la femme-enfant », La Femme s’entête. Paris, Lachenal et Ritter, coll. « Pleine Marge », 1998, p. 187-200. Actes colloque « La part du Féminin dans le surréalisme », Centre international de Cerisy La Salle, août 1997. 10 Régis Durand, Pour la photographie, actes colloque de Venise 1983, Université Paris VIII, Ed. Germs. 11 Présentation de Elza Adamowicz, Henri Behar et Virginie Pouzer-Duser de Mélusine XXXVI, « Masculin/Féminin. Le surréalisme au Japon », 2016, p. 14 et note1. 12 Séminaire du Centre de Recherches sur le surréalisme, 2004, Nathalie Limat-Letellier, Emmanuel Rubio, Maryse Vassevieyre. Annie Richard « L’entrée en surréalisme à l’épreuve de la photographie : Gisèle Prassinos », L’entrée en surréalisme, Paris, Phénix Éditions, 2004, p.173-186. 13 Tableaux de Salvador Dali : « Le Monument impérial de la femme-enfant, Gala, (fantaisie utopique) », 1929 et « Mémoire de la Femme-Enfant », 1932. 14 Aux dépens de Robert Godet, 1939. 3 3 mettre sur la voie de l’identité singulière du « qui suis-je ? », on est dans « les femmes-fantômes du surréalisme »15 : il s’agit d’un processus habituel de pensée typologique des surréalistes à propos du féminin,16 mais l’œuvre de Gisèle Prassinos porte un poids particulier dans le grand récit du mouvement surréaliste, associée à l’écriture automatique, au mythe de la femme-enfant et d’Alice II17. J’ai pu mesurer en tant que critique, l’efficacité de ce contrôle durable de la réception de l’œuvre : ainsi de la présentation du film de Fabrice Maze, « André Breton, malgré tout », illustrée par la photo célèbre de Man Ray dont la légende énumère le nom des hommes sans mentionner celui de Gisèle Prassinos devenue « accessoire, transparente, sans nom18 ». L’attitude des surréalistes est à l’avenant, d’une écrasante logique : quand Gisèle Prassinos revient à l’écriture par le récit d’enfance, on pourrait attendre du groupe la vindicte coutumière qui stigmatise les trahisons, pourquoi pas celle du péché majeur d’écrire des romans ? Rien cependant, aucun rappel du nom ne mentionne celle à qui « ils avaient interdit de lire pour éviter les influences19 ». Dans une stratégie de contrôle de la réception, seul le silence a le pouvoir d’effacer la maturité d’Alice, d’éterniser la femme-enfant « cette variété si particulière qui a toujours subjugué les poètes parce que sur elle le temps n’a pas de prise20 ». Le passage à la maturité pour tout enfant prodige est certes un seuil difficile à franchir, mais le cas de Gisèle Prassinos est « unique » pour parler en écho de la grande voix d’André Breton : « le ton de Gisèle Prassinos est unique, tous les poètes en sont jaloux… »21 La prise uploads/Litterature/ gisele-prassinos-ou-la-revolution-surrealiste-annie-richards.pdf

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