Goldmann, Lukács, Girard : De l’interrogation sur la forme romanesque au sujet
Goldmann, Lukács, Girard : De l’interrogation sur la forme romanesque au sujet de la création En 1961, Lucien Goldmann publie un article pour la revue Médiations1 intitulé « Marx, Lukács, Girard et la sociologie du roman ». Dans la chronologie bibliographique de Goldmann, ce texte arrive après l'écriture du Dieu caché et précède la publication du livre Pour une sociologie du roman, dont l'introduction reprend en grande partie les propos tenus dans cet article de 1961. Si la filiation entre Marx et Lukács ne semble pas surprenante, le nom de Girard qui leur est accolé peut pour le moins étonner. L'apparition du nom de Marx dans le titre annonce le paradigme, mais le but est de fonder une sociologie du roman ; ce qui explique pourquoi Lukács et Girard se trouvent ici associés. À cette période, l'œuvre de Lukács est quasiment achevée alors que celle de Girard ne fait que débuter. Girard dira d’ailleurs plus tard que cet article lui a fait un bien prodigieux, par le fait d'être associé à Marx et à Lukács. Goldmann a été profondément influencé par Lukács, c’est lui qui a réintroduit La Théorie du roman dans les débats sur la littérature. Le fait qu’un intellectuel aux orientations marxistes se soit intéressé à Girard est intrigant et mérite de retenir notre attention. Pourquoi Goldmann s’est-il intéressé à Girard ? Qu’en retient-il ? Comment a-t-il opéré la comparaison avec Lukács ? Voici les questions qui nous animeront dans un premier temps. Nous reviendrons ensuite sur le rapprochement entre Girard et le jeune Lukács. Et puisque cet article finissait sur une interrogation à l’égard du sujet de la création dans la modernité, nous analyserons enfin les réflexions de Goldmann sur cette question en les confrontant à la théorie girardienne. ۞ Goldmann découvre Girard au moment de la publication de Mensonge romantique et vérité romanesque. Au même moment la revue Médiations est en train de se créer. Cette revue, qui au départ devait s’appeler Revue de l'expression contemporaine, s’intitulera finalement Médiations en référence à Hegel. Lors de la première réunion du comité partiel de rédaction, les thèmes et les articles présents dans les quatre premiers numéros à venir sont abordés. Parmi les auteurs pressentis, on trouve peu d'inconnu : Bachelard, Ferrier, Goldmann, Barthes, Bataille, Balandier, Sartre, Merleau-Ponty... A la fin de cette réunion, les 1 Créée par Jean-Louis Ferrier en 1961, on retrouve dans son comité éditorial, les noms d’Yves Berger, Lucien Goldmann, Jean-Clarence Lambert, Robert Lapoujade, Jacques Matthey-Doret, Philippe Muller et Alain Resnais. La revue disparaît en 1964 après avoir sorti 7 numéros et publié 250 textes. Le titre de la revue devient celui d'une collection de livres de poche chez Denoël (Bibliothèque Médiations). 1 personnes présentes constatent la place trop importante occupée par « les grands noms ». La décision est alors prise d’en limiter le nombre et de confier les autres articles à des intellectuels plus jeunes et non confirmés. C’est ainsi que dans le premier numéro de la revue, on découvre un extrait du livre de Girard qui allait bientôt paraître. Dans le sommaire, on trouve une rapide explication du « désir triangulaire » et on apprend la chose suivante : « Girard pense que nous ne sommes pas libres de nos choix, que nous ne choisissons que des objets déjà désirés par un autre. Il retrouve partout ce phénomène du désir triangulaire : dans l'amour, l'ambition, les luttes des partis politiques, le sadisme, le masochisme. Entre le héros et le médiateur s'établissent des rapports complexes, d'amitié, d'amour, de haine, de concurrence. Girard fait un parallèle convaincant entre la vanité chez Stendhal, le snobisme de Proust et l'idolâtrie haineuse chez Dostoïevski. »2 Le livre de Girard semble susciter l’intérêt au sein de la revue. Au moment de la publication de Mensonge romantique et vérité romanesque, Girard se trouve en poste à l’Université Johns-Hopkins de Baltimore aux Etats-Unis. Si cet ouvrage est salué par ses pairs en Amérique, la réception se fait plus discrète en France. Des échanges auront tout de même lieu à ce moment entre Girard et les universitaires francophones. Il se verra même proposer un poste à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales, grâce à son principal soutien dans l’hexagone : Lucien Goldmann. Nous sommes au début des années 60, les débats littéraires sont tournés vers les avant- gardes. Pour sa part, Goldmann cherche à fonder une sociologie de la littérature et du roman. Cette période est aussi marquée par l'importance prise par le structuralisme, devenu un enjeu de pensée dans les diverses disciplines des sciences humaines. Goldmann se situe à la fois dans ce mouvement et dans ses marges, accordant plus d’importance au sujet et à la fonctionnalité. C’est aussi le moment où il entame un virage intellectuel concernant le marxisme. Goldmann a des doutes sur l’espoir révolutionnaire, sur les orientations du parti communiste et sur le pari que l’on peut faire sur le prolétariat comme sujet historique. La lecture de Girard intervient dans cette période sociale historique. Même si Girard n’est pas sociologue, il traite de littérature d'une manière sensiblement analogue. En analyse littéraire, la méthode dialectique consiste à considérer l'œuvre dans sa connexion avec le réel, sans chercher à relier le fait littéraire au reflet de la conscience collective, mais en cherchant la création des structures de ce fait littéraire. Ce que fait aussi 2 Médiations, revue des expressions contemporaines, n°1, Editions de Minuit 1961, p. 185. 2 Girard en s’appuyant notamment sur Hegel et son concept de médiation pour analyser ces structures. ۞ Dans l’article de 1961, on retrouve l'essentiel du programme de recherche de Goldmann : la sociologie du roman, la méthode dialectique, Heidegger contre Lukács, les concepts de médiation et de dégradation, l’interrogation sur le sujet de la création dans la modernité, l'idée du sujet trans-individuel. Goldmann présente ici les convergences et les divergences entre Girard et Lukács. Les points communs concernent le roman, le héros et l'écrivain. Tout d'abord, leur définition du roman est sensiblement la même : le roman est l'histoire d'une recherche dégradée qui s’opère dans un monde lui même dégradé, à un niveau autrement avancé. Le roman est considéré par les deux auteurs comme un genre épique caractérisé par la rupture insurmontable du héros et du monde. Cette rupture le différencie de l'épopée ou du conte. Le héros est considéré comme un personnage problématique. On assiste à sa recherche de valeurs authentiques dans le monde dégradé. Cette recherche est de fait elle-même dégradée. Ce personnage problématique a été créé par le romancier qui a dépassé la conscience effective du héros. Ce dépassement est esthétiquement constitutif de la création romanesque. Pour ces deux auteurs, la recherche dégradée reste le seul moyen d'évoquer des relations essentielles. Cependant, ils qualifient cette recherche de manières différentes. Lukács parle de recherche « démoniaque » (forme d’inspiration propre au « génie » créateur), quand Girard la nomme « idolâtre ». D'ailleurs Girard ne s'oppose pas au vocabulaire de Lukács, qu’il qualifie de théologique, puisqu'il exprime pour lui une unité de la pensée occidentale3. Cette différence de définition à propos de la recherche du héros, implique une différence d’interprétation des fins de romans et sur la position de l’écrivain. Les deux auteurs se divisent plus profondément sur la nature du dépassement de l’écrivain par rapport à ses propres personnages. Lukács parle d’ « ironie », et Girard nomme « humour » la distance relative de l’auteur sur ses créations. Par ironie4, Lukács entend la manière de poser les questions ultimes de la vie, dissimulées derrière l'esthétique du roman pour aborder des problèmes éthiques et sociétaux. Girard parle d’ « humour » par opposition au « sérieux », parce que selon lui le romancier a déjà accédé à la transcendance verticale : il aurait déjà 3 GIRARD, René, « De "la divine comédie" à la sociologie du roman », Revue de l'institut de sociologie, Université de Bruxelles, n°3, 1963-2, p. 264-269. 4 Voir : LUKÁCS, György, L'Âme et les Formes, Paris, Gallimard, 1974. 3 dépassé le monde de la dégradation pour retrouver l’authenticité. Le sérieux reflète la vérité alors que l’humour du romancier la révèle. Ironie ou humour ? Goldmann penche pour l’ironie lukacsienne. A ce titre, des travaux postérieurs semblent lui donner raison5. Chez Lukács, l’idée de dépassement est plus nuancée que chez Girard. Il ne saurait être qu’abstrait, conceptuel et non vécu en tant que réalité concrète, puisque le roman est la forme littéraire de la dégradation universelle. En d’autres termes puisqu’il y a dégradation universelle, l'écrivain est lui-même un être dégradé, son dépassement réside seulement dans la capacité qu’il a eu à exprimer cette dégradation. C’est pourquoi, leurs interprétations des fins du roman diffèrent. Pour Girard, le héros, tout comme le romancier, accède à la fin à cette transcendance verticale, alors que pour Lukács, la fin est le renoncement du héros à la recherche de valeurs authentiques puisque la dégradation est universelle. Notons au passage que dans un article de la Revue de l'institut de sociologie, Girard nuancera ce dépassement du héros : « Nous ne uploads/Litterature/ goldmann-lukacs-girard-de-l-interrogatio.pdf
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- Publié le Dec 11, 2022
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