Image et audiovisuel : la documentation entre technique et interpretation Criti
Image et audiovisuel : la documentation entre technique et interpretation Critique et perspectives Bruno Bachimont Dans Documentaliste-Sciences de l'Information 2005/6 (Vol. 42), pages 348 à 353 Article E NUMÉRIQUE N’EN FINIT PAS DE MODIFIER nos pratiques, convoquant nos habitudes professionnelles et intellectuelles sous couvert de les instrumenter et de les faciliter et pour, au bout du compte, les refondre. En effet, plus que jamais, la technique en général et le numérique en particulier, en reconfigurant l’horizon du possible, déplacent les enjeux et les intentions. La technique n’est en effet pas seulement l’instrumentation d’un projet déjà conçu ou d’une intention déjà formulée : ces projets et intentions sont élaborés en fonction de ce qui est pensé et compris comme possible. Or, pour reprendre une heureuse formule que Bernard Stiegler a fait sienne pour décrire le phénomène technique, l’invention technologique est l’invention du possible. Autrement dit, ce que nous projetons ou visons et que nous voulons donc instrumenter et réaliser techniquement est déjà le résultat des possibilités ouvertes par la technique. La technique ne vient donc pas après coup, elle ne résulte pas de la mise en pratique de nos idéalisations abstraites, mais elle est à la fois la condition et le résultat de nos projets. 1 L 1 – Les aspects techniques de la numérisation des images et vidéos Fragmentation et recombinaison Si l’on veut donc comprendre comment la technique reconfigure une pratique, il convient alors de comprendre en quoi la technique modifie les possibilités et introduit des tendances que progressivement les pratiques emprunteront, au gré des aléas et contingences, d’une part, et des interactions avec les autres systèmes en place, sociaux, culturels, juridiques, économiques, d’autre part. La tendance introduite par une technique n’est pas irréversible ou inévitable, mais elle constitue une ligne de force constitutive des évolutions et mutations de nos pratiques et comportements. 2 La question qui se pose alors est de déterminer la tendance propre au numérique et l’horizon des possibles qui en découle. Le numérique, dans sa longue histoire, est essentiellement une logique de fragmentation du contenu en unités formelles primitives et de recombinaison de ces unités de manière arbitraire suivant des règles elles-mêmes formelles. Cette définition abstraite renvoie à l’expérience que nous faisons tous aujourd’hui avec nos ordinateurs personnels. Les contenus comme les textes ou les images sont réduits à des éléments formels, des octets d’information codant les caractères ou les pixels ; ces octets sont composés de 0 et de 1, unités fondamentales utilisées pour coder tous les contenus. Ce qui importe ici est que le 0 et le 1 sont distincts l’un de l’autre et qu’ils peuvent être différenciés par des moyens effectifs sans ambiguïté possible. Ces deux symboles sont en soi vides de sens et ne renvoient à rien. La seule chose qui compte, c’est qu’on a un 0 qui est différent du 1, et qu’ils puissent être facilement distingués. On aurait pu d’ailleurs les appeler a et b, ou encore @ et #, leur libellé exact n’étant pas significatif pour leur définition. Par la suite, on peut appliquer des programmes qui manipulent ces 0 et 1. 3 Ces traitements sont définis de manière formelle et peuvent être parfaitement arbitraires, sans lien direct avec le contenu qui est codé. Par exemple, on peut prendre un fichier codant une image pour le jouer dans un outil de lecture audio : ce dernier interprétera les informations binaires 4 Interprétation du fichier comme des codes d’un contenu audio. Mais le fait que ce soit binaire entraîne que le contenu est potentiellement lisible par tous les outils numériques. Évidemment, les formats et types de codages créent une dépendance entre le codage des contenus et les programmes d’exploitation, mais en principe cette dépendance n’existe pas, le numérique introduisant une rupture entre le code, arbitraire dans sa définition, et le contenu représenté ou codé. Fragmentation et recombinaison constituent donc la tendance du numérique. Tout ce que touche le numérique sera potentiellement fragmenté et recombiné, la recombinaison étant de plus en plus arbitraire vis-à-vis du contenu initial. Autrement dit, le numérique entraîne l’apparition d’applications qui exploitent les possibilités de fragmentation, permettant d’accéder à n’importe quelle unité arbitraire du contenu. On a ainsi vu émerger des applications permettant de manipuler les contenus audiovisuels à l’image près, puis on s’est intéressé à des séquences définies par l’utilisateur ou à des objets pris de manière arbitraire dans l’image, etc. Par ailleurs, on peut envisager une recombinaison qui reprendra ces éléments distingués et mobilisés par les outils numériques pour les exploiter dans de nouveaux contextes. 5 Si la fragmentation permet l’explosion du contenu en unités arbitraires, la recombinaison a tendance à recontextualiser les contenus de manière arbitraire. Progressivement, les outils de gestion audiovisuelle ne permettront pas seulement de retrouver des contenus et de les rejouer dans leur intégralité, mais ils proposeront de sélectionner des parties pour en faire des ressources pour d’autres productions. Autrement dit, on passe de l’indexation qui a pour but de retrouver un contenu à une éditorialisation qui a pour but de produire de nouveaux contenus à partir d’éléments pris arbitrairement (c’est- à-dire comme l’on veut, et non pas au hasard !). On obtient donc les systèmes de MAM ou DMAM, acronymes désignant le multimedia asset management ou digital multimedia asset management. 6 Mais ce n’est pas tout. Les nouveaux outils ne renouvellent pas seulement les modalités d’exploitation des images et des contenus audiovisuels, mais contribuent à réviser fondamentalement les modalités d’interprétation. En 7 2 – La grammatisation des contenus effet, la lecture et l’interprétation peuvent avoir plusieurs régimes. Un régime qu’on peut appeler esthétique, que traditionnellement on qualifie de contemplatif. L’interprétation esthétique est une réception qui s’effectue dans un suspens de l’analyse, l’esthète s’immergeant dans le contenu pour faire corps avec lui et se livrer à son plaisir, pour ne pas dire à son extase contemplative. Ce qui a permis aux philosophes de souligner la continuité entre art et sacré, esthétisme et transcendance, même si l’art comporte une dimension d’immanence qui interdit d’assimiler cette continuité à une identité. L’autre régime d’interprétation est le régime analytique, qui repose sur un travail du contenu : pour le texte, par exemple, on annote, surcharge, extrait, recopie, glose, etc., le contenu pour caractériser son sens par une reformulation découlant de ce travail. Or, ce travail d’analyse (étymologiquement, de découpe en morceaux) correspond en pratique à des manipulations du contenu. Ce qui signifie que pour mener effectivement une interprétation, il faut que le contenu se prête techniquement à des manipulations. Mais réciproquement, selon les fonctionnalités techniques mises en œuvre, l’interprétation ne sera pas la même. Interpréter un contenu textuel inscrit sur un volumen ou sur un codex n’instaure pas un rapport identique au contenu, car la manipulation des pages, le feuilletage, introduit un travail particulier et un accès différent au contenu. 8 Revenons au cas de l’audiovisuel : si le numérique introduit de nouveaux outils permettant des modalités de manipulation et d’accès inédites car profitant du principe d’accès aléatoire au contenu, il en résulte que l’interprétation de ces contenus s’en trouve modifiée. C’est bien attesté pour les contenus audiovisuels de nature scientifique : les chercheurs ont des exigences bien particulières pour les travailler. Mais ces processus se constatent dans des usages plus anodins ou grand public comme le chapitrage des DVD. Il y a d’ailleurs fort à parier que le travail des critiques cinématographiques aura d’ici peu un rapport au contenu qui se rapprochera davantage de celui du critique littéraire, qui annote et analyse un contenu en le triturant, que de celui du critique théâtral qui s’en remet à sa mémoire et à sa culture pour fixer son sentiment, comme c’est largement le cas aujourd’hui. 9 La grammatisation Structuration et qualification Les considérations précédentes ont donc tenté de montrer que les outils que l’on voit apparaître aujourd’hui sont donc en parfaite cohérence avec l’analyse que l’on peut faire du numérique et de sa tendance. S’il était impossible de savoir à quel rythme ces systèmes allaient se développer, s’il était impossible de savoir quels blocages ou problèmes ces systèmes allaient rencontrer et devaient surmonter, il n’était pas impossible d’anticiper la nature de ces systèmes. 10 Ce processus que nous venons de décrire pour le numérique renvoie à une logique beaucoup plus large et générale, la grammatisation. Cette notion, introduite par Jacques Derrida, reprise aussi par Sylvain Auroux, évoque le fait que les techniques de représentation et de manipulation, comme l’écriture notamment, induisent de nouvelles logiques d’élaboration et de transmission des connaissances. En particulier, la grammatisation du langage induite par l’écriture ne se limite pas à instrumenter la parole et le discours qui resteraient par ailleurs inchangés, mais elle les transforme en profondeur : on ne parle plus de la même manière quand on sait écrire. Les techniques de représentation et de manipulation introduisent donc un supplément qui apporte au contenu des possibilités d’exploitation ou d’interprétation qu’il ne possédait pas auparavant. Ainsi, comme le montre Auroux, l’écriture permit de construire un savoir linguistique de la parole et, du coup, de la langue. Nos catégories habituelles de grammaire uploads/Litterature/ image-et-audiovisuel-la-documentation-entre-technique-et-interpretation-cairn-info.pdf
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- Publié le Sep 27, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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