INTERDICTIONS DE VOCABULAIRE EN BERBÈRE INTRODUCTION En Berbérie, comme en des
INTERDICTIONS DE VOCABULAIRE EN BERBÈRE INTRODUCTION En Berbérie, comme en des points du monde les plus divers, on observe des « tabous de vocabulaire ». « Certains mots, dit M. MeilletS sont interdits par l'usage soit à un groupe d'hommes, soit à des individus déterminés, soit durant certaines périodes, en certaines occasions. » M. W. Marçais a relevé dans les parlers arabes maghré- bins et dans la littérature arabe classique un grand nombre de cas dinterdictious de vocabulaire^ • Les dialectes berbères et notamment la tachelhit du 1. A. Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, p. 281 : Quelques hypothèses sur des interdictions de vocabulaire dans les langues indo-européennes et ouvrages cités : Van Gennep, Tabou et totémisme à Madagascar, Paris, Leroux, 1904.— Frazer, Le Rameau d'or. — Gauthiot, L'abeille et la ruche, M. S. L., XVI, p. 261. — Vendryes, Mundus,.M. S. L., XVIII, p. 305. 2. W. Marçais, L'euphémisme et l'antiphrase dans les dialectes arabes de l'Algérie (Oricnlalische Studien, Th. Noeldeke, vol. I, p. 425) avec notices bibliographiques. — V. aussi : E. Doulté, Magie et religion dans l'Afrique du Nord, p. 362 et suiv. — Mont- chicourt, Répugnance ou respect relatifs à certaines paroles ou à certains animaux. Revue Tunisienne, no 67, janvier 1908, pp. 5-21. — P. Poivre, Mœurs indigènes (Compléments), Revue Tuninicnnc, no 98, p. 269. MÉLANGES BASSET. — T. II. 12 178 E. DestaiKg Sous présentent cette même particularité^ : pour des rai- sons diverses, l'usage de divers vocables s'est trouvé modi- fié. Les changements observés en tachelliit affectent des pronoms, des verbes, surtout des noms ; ces mots ont subi des modifications de forme, de sens; parfois même, ils ont été éliminés des parlers de tribus entières, proscrits du vocabulaire propre à certains groupes sociaux de ces tribus. Les appellations frappées d'interdiction sont, pour la plupart, celles d'animaux ou de choses que l'on redoute ou que l'on méprise, ou bien qui sont objets de dégoût. Certains êtres sont craints à cause de leur couleur noire. Ce qui est fâcheux chez d'autres, c'est soit la laideur de leur figure (porc-épic), soit leur cri (chouette). On déteste le chacal qui s'attaque aux troupeaux et aussi le lièvre parce qu'il cause des dégâts dans les champs cultivés". Le coq tient son caractère mystique du rôle qu'il joue dans les pratiques des magiciens. Dans d'autres cas il s'agit d'objets, d'ustensiles noircis par le feu (poêlon), ou d'outils qu'il est dangereux de manier (couteau) ou bien qui ré- pugnent (filet). En général, le tabou ne frappe pas les noms qui désignent les aliments, les produits du sol, les animaux domestiques. D'autre part, la bienséance proscrit l'usage de beaucoup de mots grossiers ou trop crus. Ce sont là des termes qui doivent être bannis du vocabulaire en toutes circonstances, à n'importe quel moment de la journée. Pour d'autres, au contraire, l'interdiction n'est que temporaire. L'expérience ^. V. les faits cités par E. Laoust, Mots et choses berbères, p. 31, note 2. — René Basset, Notes de lexicographie berbère, 4° série, pp. 73-78. ^— Mouliéras, Les Béni Isguen (Mzab), p. 43 ; et quelques mots dans notre Etude sur le dialecte berbère des Ait Seghrouchen, p. 219 ; et dans notre Etude sur la tachelhit du Soûs, Vocab. français-berbèra (aiguille, génie). 2. Et pour d'autres raisons encore. Voir à ce sujet Laoust, Les feux de joie chez les Berbères de l'Atlas (Hespéris, 1921, p. 307). INTERDICTIO^S DE VOCABULAIRE EN BERBERE 179 a démontré que l'influence néfaste des êtres ou des choses, ainsi que celle des mots qui les désignent, s'exerce surtout le mâtiné En conséquence, toute une catégorie de mots taboues ne sont proscrits du langage que dans la matinée, avant le repas pris vers le milieu du jour. C'est le cas des noms du balai, de l'aiguille, du poêlon, etc. Le nombre de mots taboues varie, dans les parlers, d'une tribu à l'autre, de tel groupe social à l'autre. Les femmes étant, plus que les hommes, respectueuses de la coutume, de la tradition, c'est dans leur langage à elles que les mots frappés d'interdiction s'observent en plus grand nombre ; c'est aussi de leur parler que ces mots sont bannis avec le plus de rigueur. Les hommes se montrent moins scrupuleux. Le musulman instruit craint Dieu et affecte de ne pas croire à la malignité de tel ou tel vocable. Le berger se soucie peu du choix des termes. Il est aussi à remarquer que tel outil, par exemple la faucille, que tel élément, comme le feu, ou bien tels produits, suie, charbon, dont le Marocain ne se sert qu'avec circonspection, dont il évite de prononcer le nom le matin sont, par contre, inoffensifs pour les indi- vidus qui les manient ou qui les utilisent habituellement. Si bien que le forgeron peut, sans inconvénients, désigner en tout temps et en toutes circonstances le feu ou le charbon par leur appellation ordinaire. Mais si, dans ce cas, le tabou a cédé aux exigences de la nécessité (exercice d'une fonc- tion), ou à la force de l'habitude, il est en général observé scrupuleusement ; s'il ne l'est pas, des sanctions peuvent intervenir. On sait que la rencontre de certains animaux de mauvais augure (lièvre, perdrix) expose le passant, le pèlerin, à 1. Cf. W. Marçais, Euphém. et antiphr., p. 432 : « J'ajouterai que, suivant la remarque de Bombay, c'est surtout le matin qu'on prend soin d'employer pour les mots de sens défavorable la dési- gnation euphémistique. » — E. Doutté, Magie et religion, p. 364, 1. 8 : « C'est le matin qu'on est le plus rigide à cet égard. » 180 È. DESTAING toutes sortes de mésaventures, à la mauvaise fortune. Bien plus : un mot peut être tout aussi néfaste que la chose qu'il désigne. L'impératif « reviens » est-il prononcé en présence d'un voyageur qui se met en route, d'un chasseur qui part en expédition il en peut résulter pour ces per- sonnes toutes sortes de conséquences fâcheuses. Ce malen- contreux propos est aussi grave que le fait lui-même de revenir sur ses pas. L'usage do mots interdits expose donc à la malchance. La colère des génies est aussi à craindre ; on évite de blesser ces êtres mystérieux et vindicatifs ; se garder, par exemple, de jeter de l'eau sur les cendres du foyer, car c'est là qu'ils aiment à se cacher ; mais une seule parole imprudente suffit à les irriter ; prononcer leur nom : Ijenn, c'est encourir leur vengeance. La colère divine est elle-même à redouter. Il est téméraire d'employer un verbe au futur, de parler de l'avenir dont seul Allah dispose. Enfin le ridicule auquel s'expose l'individu qui ne parle pas comme tout le monde est aussi une sanction chez les Chleuhs : prononcer un mot obscène, se servir du « lan- gage de la bergerie », c'est s'avilir et s'attirer le mépris do son entourage. Parler crûment, par exemple du mal dont on souffre, est non seulement une chose inconvenante, mais dangereuse pour l'interlocuteur et c'est par suite se montrer insociable. Les n;iots taboues éliminés du vocabulaire sont ordinai- rement remplacés par d'autres termes. On a recours pour exprimer les notfons que l'on ne veut pas nommer directe- ment à divers artifices. C'est ainsi qu'à des mots inconve- nants, grossiers, désignant des êtres, des choses, dos actes répugnants, se substituent des appellations euphémistiques. On dira : mmass, remuer, et non ehhi, aller à la selle'. Ou bien on emploiera une périphrase, ou des qualificatifs. Un animal, une chose seront suffisamment désignés par 1. De même : aman « eau » pour ibezdân, « urine »; tuhûsin pour tilkin « poux » ; voir d'autres exemples, infra, p. 000. INTERDICTIONS DE VOCABULAIRE EN BERBERE 181 une de leurs particularités, par une propriété caractéristi- que, par quelque détail typique ou plaisant. De là toute une série de mots commençant par bu, bi, (féminin mm, mmi) : «possesseur de, amateur de, ooutumier de, etc. ». Au lieu d'appeler le lièvre : autûU on dira : bu tmezgln, « l'ani- mal aux longues oreilles » ou bien : bu temzîn « l'amateur d'orge a ou bien encore ; bu tummât, « l'animal qui fait de grands sauts »^ De là aussi, nombre de désignations périphrastiques com- mençant par un pronom démonstratif wi « celui » fém. ti, ou yailli « celui qui ». Pour désigner le balai, on dit : ti usarâg « celle de la cour »«. D'autres fois, l'expression, pour marquer le mépris, se fait vague : iiyyâd « ces autres » (les femmes) ; ou bien, pour masquer l'appréhension, veut paraître ano- dine : umm ëssàbiân « la mère des petits enfants » (la fièvre) • ou bien se fait plaisante ou cérémonieuse*. 1. De même : bisermah, bimûsâs « amateur de figues avariées » le renard (V. p. 000) — mmudzerzây « la bête aux piquants » le porc-ëpic (V. p. 000) — mmifâlân « la porteuse des fils » l'aiguille (V. p. 000). Voir aussi mmigeéiiSn, la chouette (V. p. uploads/Litterature/ interdiction-de-vocabulaire-en-berbere-e-destaing.pdf
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- Publié le Fev 08, 2022
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