François Jacob LE JEU DES POSSIBLES Essai sur la diversité du vivant FAYARD © L

François Jacob LE JEU DES POSSIBLES Essai sur la diversité du vivant FAYARD © Librairie Arthème Fayard 1981 Sommaire Avant-propos 1 Mythe et science 2 Le bricolage de l’évolution 3 Le temps et l’invention de l’avenir « On ne peut pas croire des choses impossibles » [dit Alice]. « Je suppose que tu manques d'entraînement », dit la Reine... « Il m'est arrivé quelquefois de croire jusqu'à six choses impossibles avant le petit déjeuner. » Lewis Carroll De l'autre côté du miroir Avant-propos Les ouvrages du XVIe siècle consacrés à la zoologie sont souvent illustrés de superbes gravures représentant les animaux qui peuplent la terre. Dans certains de ces livres, on trouve une description minutieuse de chiens à tête de poisson, d’hommes à pattes de poulet ou de femmes à plusieurs têtes de serpent. La notion de monstres où se réassortissent les caractères d’espèces différentes n'est pas, en elle-même, particulièrement surprenante : chacun a imaginé ou dessiné de tels hybrides. Ce qui nous déconcerte dans ces ouvrages, c’est qu’au XVIe siècle ces créatures appartenaient, non au monde de l'imaginaire, mais à la réalité. Nombre de gens les avaient rencontrées et pouvaient en fournir un portrait détaillé. Ces monstres côtoyaient les animaux familiers de la vie de tous les jours. Ils restaient, pour ainsi dire, dans les limites du possible. Mais ne rions pas : nous faisons la même chose, avec nos livres de science-fiction par exemple. Les abominables créatures qui chassent le pauvre astronaute perdu sur quelque planète lointaine sont toujours les produits d'une recombinaison entre organismes terrestres. Les êtres venus du fond de l'espace pour explorer notre planète ont toujours un aspect humain. On les voit le plus souvent représentés au sortir de leurs soucoupes volantes : ce sont clairement des vertébrés, des mammifères sans le moindre doute, marchant debout sur leurs pattes de derrière. Les seules variantes concernent la taille du corps et le nombre des yeux. Bien souvent, ces créatures sont dotées d’un crâne plus volumineux que le nôtre pour suggérer un plus gros cerveau; elles sont parfois munies d’antennes radio sur la tête pour évoquer des organes sensoriels particulièrement raffinés. L’étonnant, là encore, c'est ce qui est considéré comme possible. C'est, cent vingt ans après Darwin, la conviction que, si la vie survient n’importe où dans l'univers, elle est tenue de produire des animaux voisins de ceux qui vivent sur la terre; mieux encore, qu'elle doit nécessairement évoluer vers quelque chose de semblable aux êtres humains. L’intérêt de toutes ces créatures, c'est de montrer comment une culture manie le possible et en trace les limites. Qu'il s’agisse de groupes ou d’individus, toute vie humaine fait intervenir un dialogue continu entre ce qui pourrait être et ce qui est. Un mélange subtil de croyance, de savoir et d’imagination construit devant nos yeux l'image sans cesse modifiée du possible. C'est à cette image que nous confrontons nos désirs et nos craintes. C’est sur ce possible que nous modelons notre comportement et nos actions. En un sens, beaucoup d'activités humaines, les arts, les sciences, les techniques, la politique, ne sont que des manières particulières, chacune avec ses règles propres, de jouer le jeu des possibles. Contrairement à ce qu’on croit souvent, l'important dans la science, c'est autant l'esprit que le produit. C'est autant l'ouverture, la primauté de la critique, la soumission à l'imprévu, si contrariant soit-il, que le résultat, si nouveau soit-il. Il y a belle lurette que les scientifiques ont renoncé à l'idée d’une vérité ultime et intangible, image exacte d'une « réalité » qui attendrait au coin de la rue d'être dévoilée. Ils savent maintenant devoir se contenter du partiel et du provisoire. Une telle démarche procède souvent à l’encontre de la pente naturelle à l'esprit humain qui réclame unité et cohérence dans sa représentation du monde sous ses aspects les plus divers. De fait, ce conflit entre l'universel et le local, entre l'éternel et le provisoire, on le voit périodiquement réapparaître dans une série de polémiques opposant ceux qui refusent une vision totale et imposée du monde à ceux qui ne peuvent s'en passer. Que la vie et l'homme soient devenus objets de recherche et non plus de révélation, peu l’acceptent. Depuis quelques années, on fait beaucoup de reproches aux scientifiques. On les accuse d'être sans cœur et sans conscience, de ne pas s'intéresser au reste de l'humanité ; et même d'être des individus dangereux qui n'hésitent pas à découvrir des moyens de destruction et de coercition terribles et à s'en servir. C'est leur faire beaucoup d'honneur. La proportion d’imbéciles et de malfaisants est une constante qu’on retrouve dans tous les échantillons d’une population, chez les scientifiques comme chez les agents d'assurance, chez les écrivains comme chez les paysans, chez les prêtres comme chez les hommes politiques. Et malgré le Dr. Frankenstein et le Dr. Folamour, les catastrophes de l'histoire sont le fait moins des scientifiques que des prêtres et des hommes politiques. Car ce n'est pas seulement l’intérêt qui fait s’entre-tuer les hommes. C'est aussi le dogmatisme. Rien n’est aussi dangereux que la certitude d'avoir raison. Rien ne cause autant de destruction que l'obsession d'une vérité considérée comme absolue. Tous les crimes de l'histoire sont des conséquences de quelque fanatisme. Tous les massacres ont été accomplis par vertu, au nom de la religion vraie, du nationalisme légitime, de la politique idoine, de l'idéologie juste ; bref au nom du combat contre la vérité de l'autre, du combat contre Satan. Cette froideur et cette objectivité qu'on reproche si souvent aux scientifiques, peut-être conviennent-elles mieux que la fièvre et la subjectivité pour traiter certaines affaires humaines. Car ce ne sont pas les idées de la science qui engendrent les passions. Ce sont les passions qui utilisent la science pour soutenir leur cause. La science ne conduit pas au racisme et à la haine. C’est la haine qui en appelle à la science pour justifier son racisme. On peut reprocher à certains scientifiques la fougue qu'ils apportent parfois à défendre leurs idées. Mais aucun génocide n'a encore été perpétré pour faire triompher une théorie scientifique. A la fin de ce XXe siècle, il devrait être clair pour chacun qu’aucun système n'expliquera le monde dans tous ses aspects et tous ses détails. Avoir contribué à casser l'idée d’une vérité intangible et éternelle n'est peut-être pas l'un des moindres titres de gloire de la démarche scientifique. * Il est question d'hérédité et de reproduction dans ce livre. Il est question de sexe, de vieillissement et de molécules. Avant tout, il est question de la théorie de l'évolution, de son statut comme de son contenu. Car si la théorie de l'évolution fournit un cadre sans lequel il n’y a guère de chance de comprendre d’où nous venons et ce que nous sommes, il importe aussi de préciser les limites au-delà desquelles elle fonctionne, non plus comme une théorie scientifique mais comme un mythe. Au cours de ces dernières années, j'ai discuté certaines de ces questions dans deux conférences : l'une donnée à l'Institut Weizmann, en Israël, ainsi qu'à l’Université de Californie, à Berkeley, et publiée dans la revue Science, puis dans le journal Le Monde sous le titre « Évolution et bricolage » ; l'autre donnée à l’Académie de Chirurgie, à Paris, et publiée dans le Journal de Chirurgie, puis dans le journal Le Monde, sous le titre « Mon dissemblable mon frère ». C'est l’invitation à donner les « Jessie and John Danz Lectures » à l'Université de Washington qui m'a fourni l’occasion de développer et d'étendre ces réflexions et d’écrire ce petit livre. J'en remercie tous ceux qui ont quelque responsabilité dans cette invitation et qui m’ont témoigné leur chaleureuse amitié pendant mon séjour à Seattle. 1 Mythe et science « Les théories passent. La grenouille reste. » Jean Rostand. Carnets d'un biologiste Un jour peut-être les physiciens parviendront-ils à montrer que le fonctionnement de l’univers ne pouvait être différent de ce qu’il est. Un jour peut-être arriveront- ils à fonder une théorie prouvant que notre monde est le seul possible, qu’on ne peut concevoir une matière douée d'autres propriétés. Il est cependant difficile de ne pas trouver de l'arbitraire, voire de la fantaisie, dans la structure et le fonctionnement de la nature. Dans un conte de mon enfance, une fée donnait au jeune prince le conseil suivant : « Joue du cor et le château de l’ogre s’écroulera. » Dans la Bible, Joshua fait tomber les murailles de Jéricho en sonnant de la trompe. Dans ces deux univers, il existe clairement une relation causale entre le fait de souffler dans un instrument et la chute des murs. C'est ainsi que fonctionne le monde. Les choses sont comme ça. Toutes proportions gardées, il y a aussi de l'arbitraire dans notre univers physique. Là encore les choses sont comme ça. Il est difficile, pour moi en tout cas, d'imaginer un monde où un et un ne feraient pas deux. Il y a dans cette relation un aspect inévitable ; peut-être parce qu'elle reflète la manière même dont fonctionne notre cerveau. uploads/Litterature/ le-jeu-des-possibles-frana-ois-jacob.pdf

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