/ / / La voix visible/ Jean-Louis Chrétien / / / / / / / Verrions-nous sans la

/ / / La voix visible/ Jean-Louis Chrétien / / / / / / / Verrions-nous sans la voix? Prenant le monde en garde, et prenant en lui garde à chaque être, notre regard ne peut être du jour et de la nuit le fugitif reposoir que parce qu'avant toute apparition, ombreuse ou claire, il a lui-même été sans retour livré, délivré, voué, dévoué à la possibilité de l'apparaître. Il n'abrite que par cette extase et cette exposition, lesquelles l'ont toujours déjà jeté hors de lui. Auraient-elles lieu si d'emblée un verbe, à tout ce qui surgit et peut surgir, n'avait adressé et comme promis notre regard? La beauté même qui soudain nous interdit, coupe le souffle et suspend la voix, faut-il la dire purement visible, et soustraite à la parole par l'acuité de son éclat, ou serrant notre gorge, ne signifie-t-elle pas vivement sur notre voix une revendication plus impérieuse encore? Ce qui altère la voix, y sera-t-il fait suffisamment réponse en ouvrant grand les yeux? Ce qui altère la voix et qui la brise ne lui est-il pas intimement présent, pour pouvoir ainsi aller jusqu'à sa source? Ce qui altère la voix est-il autre que la voix, ou bien une autre voix? Un visible inaudible, ou bien une voix visible? L'expression même de voix visible heurte aussi bien l'antique notion de sensible propre, selon laquelle l'œil ne peut que voir et l'oreille qu'entendre, chacun ayant par lui-même accès à une seule dimension de l'étant, que des antithèses d'origine religieuse, et souvent de portée apologétique, entre le visible et l'audible, reprises et renouvelées par des pensées contemporaines. L'admirable titre de Paul Claudel, L'œil écoute, ne forme-t-il qu'un vain paradoxe, ou énonce-t-il une propriété rigoureuse- ment phénoménologique du regard humain? S'il est vrai que l'œil écoute, il ne saurait s'agir seulement d'une possibilité exceptionnelle et extraordinaire, transgressant l'espace d'un instant son office habituel. L'œil ne peut écouter sans que cette écoute, quelles qu'en soient la modalité et l'intensité, ne se produise perpétuellement. Et nous ne saurions interroger du regard ce qui se présente si cette interrogation n'avait dans le regard lui-même, en tant que tel, son fondement. D'un tableau, Claudel écrit que « la sonorité d'une phrase non prononcée emplit toute la scène », avant d'ajouter: « Ce sont de tristes tableaux, ceux auxquels il est impossible de prêter l'oreille »1. L'œil cesse d'écouter, non quand il revient à l'exercice supposé normal d'une vision sourde et muette, mais quand il ne trouve plus dans le visible rien qui 1. Paul Claudel, O euvres en prose, Paris, 1965, p. 242. 111 La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991 112 l'appelle ni lui réponde, quand le visible n'a plus de voix. Où l'on ne peut plus écouter, il n'y a plus rien à voir. Comment penser cette voix visible? Fut-elle, dans l'histoire de la philosophie, expressément pensée? Dans le dixième livre de ses Confessions, saint Augustin, s'adressant à Dieu en quête duquel il chemine, se demande et lui demande ce qu'au juste il aime quand il dit qu'il aime Dieu. Ce ne sont assurément pas les qualités sensibles comme telles, et pourtant dans cet amour il y a bien « certaine lumière et certaine voix, certain parfum et certain aliment et certaine étreinte »2. Cette évocation d'un au-delà du sensible qui n'est pas un au-delà de la sensorialité annonce tout autant ce que la théologie nommera les sens spirituels que les méditations de Merleau-Ponty sur la dimensionnalité de la chair. L'ouverture de nos sens au monde et à l'être selon telle direction de sens excède le sensible lui-même et ne se ferme pas avec son dépassement. Nos sens ne perdent pas leur sens quand nous nous tournons vers ce qui est purement spirituel. Après cette évocation d'une lumière, d'une voix, d'un parfum ... , saint Augustin conclut: « C'est cela que j'aime quand j'aime mon Dieu » . Mais la question aussitôt rebondit: « Et qu'est-ce que cela? » ,. le statut précis de cette sensorialité restant obscur. Se tournant alors vers les éléments du monde, la terre, la mer, l'air, saint Augustin les interroge un à un, et ils lui répondent qu'ils ne sont pas le Dieu qu'il cherche3• Cette parole prêtée aux choses n'est-elle qu'une prosopopée, ne relève-t-elle que de cette rhétorique antique où saint Augustin était passé maître, ou bien a-t-elle une portée plus profonde? La conclusion de cette page en montre la portée : « Ils se sont écriés d'une voix puissante: « C'est lui-même qui nous a faits » . Mon interrogation c'était mon attention, et leur réponse, leur beauté (Et exclamaverunt voce magna: ipse fecit nos. Interrogatio mea intentio mea et responsio eorum species eorum)4. L'identité de la beauté des choses et de leur voix revient dans les pages suivantes (vocem suam, id est speciem suam)5. Cette identité est rigoureuse. Species, la beauté, appartient propre- ment à l'ordre du visible: le terme désigne d'abord l'acte même de la vision comme aussi bien ce que la vision saisit d'une chose, son aspect, ce qu'elle offre au regard. Si cette beauté est la voix même des choses, l'essence du vis- à-vis par lequel la beauté nous saisit ne forme pas une contemplation soustraite au verbe, mais un dialogue. La beauté visible devient proprement visible quand elle nous parle et que nous l'interrogeons. Pour la voir en tant que belle, il faut qu'elle nous dise quelque chose. Son charme n'est pas séduction, fascination, captation paralysante par des formes qui luisent sans mot dire, mais parole et chant. Le visible n'atteint tout son éclat qu'en délivrant sa résonance. La splendeur même est vocale. Non seulement l'œil écoute, mais il ne voit vraiment qu'en écoutant. Plus intime au regard que la vision elle-même est son écoute. Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux pour voir, il faut que ces yeux interrogent, et se fassent les sourciers de ce verbe que toute chose non seulement porte en elle, mais chante aussi à fleur de forme. « Ce n'est pas qu'elles changent leur voix, c'est-à-dire leur beauté, si l'un se contente de voir tandis qu'un autre en voyant interroge (videns interroget), de sorte qu'elle apparaîtrait autrement au premier, autrement au second; mais, apparaissant de la même manière à tous deux, elle est muette pour le 2. L.X., VI, 8, trad. Tréhorel et Bouissou, Paris, 1962, p. 155. 3. L.X, VI, 9. 4. Arnauld d'Andilly, dans sa belle langue, traduisait ou paraphrasait amsl: « Le mouvement de mon cœur dans cette recherche a été la voix par laquelle je leur ai fait cette demande, et leur beauté a été comme la langue muette par laquelle ils m'ont fait cette réponse ». Mais il affaiblissait la pensée en transformant une identité en comparaison. 5. L.X, VI, 10. La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991 premier, elle parle pour le second »6. La voix visible, c'est la beauté, mais elle n'est visible qu'au regard qui écoute, et donc qui interroge. Le regard qui dénude ne met jamais à nu qu'une voix, étant voix lui-même, dans l'attente et dans le souvenir de ce qui l'excède. La tradition platonicienne définissait la manifestation de la beauté comme telle par sa puissance d'appeP, alors que saint Augustin définit ici la beauté comme réponse. Y a-t-il en cela rupture ou contradiction? S'agit-il de deux pensées opposées de la voix visible? Au XVIIme s., dans son Cours de peinture par principes, Roger de Piles caractérise la beauté picturale par l'appel, par un appel saisissant. « La véritable peinture est donc celle qui nous appelle (pour ainsi dire) en nous surprenant ( ... ), nous ne pouvons nous empêcher d'en approcher, comme si elle avait quelque chose à nous dire »8 . Au cœur même de la libéralité et de la générosité de la beauté, et fondant cette gratuité même, est une requête saisissante à laquelle nous ne sommes pas maîtres de nous soustraire. Le surcroît du don se donne impérieusement, et il n'aurait pas une telle gratuité s'il ne savait si vivement nous héler. Mais cet appel ne fait qu'introduire au dialogue: « Le spectateur surpris doit aller à elle (sc. la véritable peinture) comme pour entrer en conversation avec les figures qu'elle représente »9. Peu importe, dans l'évocation de cette voix visible, qu'on commence par l'appel ou la réponse. Car pour que notre regard puisse interroger les choses et en appeler à leur manifestation comme à une réponse, il faut qu'elles l'aient d'une façon ou de l'autre appelé et prévenu, qu'elles aient requis son interrogation comme leur propre délivrance. A cet appel des choses par leur beauté, saint Augustin fait par ailleurs droit, disant des êtres corporels dans la Cité de Dieu: « Quant à leurs formes (formas) qui rendent belle (formosa) la structure de ce monde visible, ils les présentent à nos sens pour nous les faire percevoir, comme s'ils voulaient se faire connaître en compensation de la connaissance qu'ils n'ont pas »10 . uploads/Litterature/ jean-louis-chretien-la-voix-visible.pdf

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