MME Catherine Jami Sur l'organisation du champ des mathématiques chinoises In:

MME Catherine Jami Sur l'organisation du champ des mathématiques chinoises In: Extrême-Orient, Extrême-Occident. 1988, N°10, pp. 45-59. Citer ce document / Cite this document : Jami Catherine. Sur l'organisation du champ des mathématiques chinoises. In: Extrême-Orient, Extrême-Occident. 1988, N°10, pp. 45-59. doi : 10.3406/oroc.1988.871 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/oroc_0754-5010_1988_num_10_10_871 Extrême-Orient - Extrême-Occident 10 - 1988 Sur l'organisation du champ des mathématiques chinoises Catherine Jami QueUes sont, dans la civiUsation chinoise, la place et la structure des mathématiques? Cette question très vaste se pose à la fois lorsqu'on s'interroge sur l'organisation du savoir en Chine, et lorsqu'on recherche une compréhension de ce que sont les mathématiques qui ne se limiterait pas au modèle occidental, mais au contraire prendrait pleinement en compte tout ce qu'on peut caractériser comme une activité de type mathématique dans les diverses cultures. Sans prétendre répondre à cette question, c'est dans ce cadre que je voudrais situer ma réflexion, en abordant plusieurs aspects. Tout d'abord, on peut s'interroger sur la place des mathématiques, à la fois dans le savoir et dans la société, et sur la manière dont eUes s'insèrent dans les institutions. Une approche interne permet en revanche, en partant de cas particuUers, de voir quels sont les problèmes qui se posent quand on tente de définir des catégories du savoir mathématique chinois, et comment on peut aborder celles-ci. La structure des textes, la forme du discours doivent être pris en compte si l'on veut tenter de discerner comment ce savoir se divise en diverses branches: l'organisation de l'information mathématique définit en elle- même des objets et des catégories. Enfin on peut se demander comment le discours sur le fondement et les origines des mathématiques s'articule avec leur structure. Je m'appuierai sur des éléments empruntés à diverses périodes de l'histoire des mathématiques chinoises. A titre de point de repère, on peut donner la périodisation suivante: de la tradition des Han aux Tang, U nous reste les Dix Classiques Mathématiques (1), qui semblent en être assez représentatifs. L'époque des Song et des Yuan voit un développement important de l'algèbre; on en connaît aujourd'hui les uvres de quatre mathématiciens du XIIIe siècle (2). Enfin, après une période de régression, les mathématiques chinoises connaissent un nouvel essor à partir du XVIIe siècle, avec l'introduction par les jésuites de certaines connaissances européennes (3). » 45 Organisation du champ des mathématiques Le statut social de ceux qui pratiquent les mathématiques en Chine semble étroitement lié à la place accordée à cette discipline dans le savoir. Ces deux points seront abordés ici conjointement, ce qui permet à la fois de rendre compte de leur interaction, et de suggérer comment ils permettent de situer le Ueu des mathématiques dans le "paysage culturel" chinois. Traditionnellement, les mathématiques ne semblent pas jouir en Chine du prestige qui est le leur chez les Grecs et dans les cultures héritières de ceux-ci. Ainsi, pour Platon, outre leur utilité pratique, les mathématiques représentent une étape indispensable de la formation intellectuelle. A l'opposé, aucun des philosophes qui ont marqué la tradition chinoise ne semble leur accorder de place privUégiée, ni même d'attention particuUère comme élément structurant la pensée. S'il est peu ou pas du tout question de mathématiques dans la philosophie, on peut tout de même tenter de les situer par le contexte dans lequel on les trouve et l'utilisation qui en était faite. Dans la tradition confucéenne, les mathématiques sont le dernier des Six Arts (4) dans lesquels doit être versé l'homme accompli; elles sont donc un exercice honorable. En revanche, en tant qu'occupation professionnelle, elles ne confèrent pas un statut social très élevé (5): ceux des fonctionnaires qui ont pour tâche de faire des calculs occupent en général des postes subalternes. Il semble qu'on puisse distinguer en Chine deux types de mathématiques, ou plutôt deux Ueux où eUes étaient pratiquées, qui correspondent à deux domaines d'applications, et à deux instances de l'administration. Le Bureau Impérial d'Astronomie (6) était chargé de calculer le calendrier; U devait aussi prévoir les écUpses, et plus généralement, observer les phénomènes célestes. Cela nécessitait évidemment des techniques de mesure et de calcul assez élaborées. Le Bureau des Mathématiques (7), en revanche, formait des calculateurs capables de répondre aux besoins de l'administration; les titres des ouvrages mathématiques qu'on y étudiait, de leurs chapitres, et les termes mêmes utilisés dans les problèmes renvoient souvent à des préoccupations de l'administration impériale: levée de l'impôt, taux d'échange des céréales, mesure des champs (8)... Plus que comme un moyen de connaissance du monde, les mathématiques pratiquées dans ces deux institutions apparaissent comme un instrument d'orgamsation de celui-ci, tâche qui relève symboliquement du pouvoir impérial. Dans cette perspective, les deux instances de l'administration mentionnées plus haut peuvent être interprétées en correspondance avec deux domaines complémentaires dont elles assureraient en quelque sorte la gestion: le Ciel et la Terre. Ainsi, le Bureau d'Astronomie (qui dépendait du Tribunal des Rites) avait pour fonction rituelle d'accorder le rythme de la vie humaine à l'ordre universel du monde, et d'assurer la prise en compte au niveau terrestre 46 Organisation du champ des mathématiques et humain des phénomènes célestes exceptionnels; le fait d'être capable d'interpréter ceux-ci et de se conformer à leur message faisait partie de ce qui constituait la légitimité impériale. Les mathématiques sont ici un simple instrument de l'astronomie. Le Bureau des Mathématiques, lui, intervient dans la formation de fonctionnaires qui auront pour rôle de permettre la mise en uvre des applications "terrestres" des mathématiques, dans l'administration de la vie humaine en société. L'influence scientifique européenne à travers les jésuites n'a pas bouleversé cette position des mathématiques. N'ont été introduites en Chine que des connaissances fragmentaires, et non un système scientifique reflétant l'état des sciences en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles, où les mathématiques avaient une place en quelque sorte privilégiée, Uée à la mathématisation de la science. Ces connaissances fragmentaires sont entrées dans le cadre chinois. Ainsi, à quelques exceptions près, les mathématiques présentées par les jésuites apparaissent essentiellement subordonnées à l'astronomie: c'est dans une encyclopédie astronomique qu'elles ont été regroupées (9). Après un siècle d'influence des jésuites sur l'activité scientifique chinoise, ce sont toujours des arguments conformes à la tradition qui sont donnés pour justifier l'intérêt des mathématiques, comme en témoigne ce texte (qui date de 1690): » Bien que les mathématiques soient placées à la fin des [Six] Arts, elles possèdent de très nombreuses applications.-. Sans les mathématiques, impossible de comprendre la mesure du ciel et l'arpentage de la terre; impossible de régler les impôts et de gérer les finances; impossible d'installer les camps militaires et de disposer les troupes; impossible de mettre en uvre et d'administrer les travaux publics. (10) L'apologie des mathématiques faite ici s'appuie encore sur l'utilité sociale de leurs applications. Cependant, toutes les mathématiques, et tous les mathématiciens chinois ne se laissent pas classer en fonction de cette unique distinction selon le domaine d'application, qui apparaît lorsqu'on considère leur insertion dans les institutions. Ainsi, une caractéristique de l'époque des Song et des Yuan est qu'aucun des grands mathématiciens qui l'ont marquée ne pratiquaient les mathématiques dans le cadre d'une activité de fonctionnaire (1 1). Même dans le cadre institutionnel, cette distinction n'a pas non plus une valeur immuable; et ce qu'elle recouvre sur le plan du contenu du savoir a varié au cours de l'histoire. Ainsi, le plus ancien des Dix Classiques Mathématiques, le Zhou Bi Suan Jing (12), est essentieUement un traité de cosmologie et d'astronomie; de même, alors que sous les Tang c'est dans le Bureau des 47 Organisation du champ des mathématiques Mathématiques qu'on étudie les Dix Classiques Mathématiques, à l'époque des Qing, les mathématiques qui recueiUent l'héritage de ceux-ci sont étroitement Uées à l'astronomie (13). D'autre part, cette distinction reste très extérieure au contenu des mathématiques chinoises. S'en tenir là ne fait percevoir celles-ci que comme un ensemble de "recettes de calcul" à but pratique. En revanche, l'analyse de la pratique mathématique chinoise telle qu'elle apparaît à travers les textes permet de réfléchir à leur organisation interne et à leur structure, et d'appréhender le système qu'elles constituent On caractérise souvent la tradition mathématique chinoise comme essentiellement algorithmique et algébrique, par contraste avec la tradition grecque, deductive et où la géométrie prédomine. Et en effet, dès qu'on aborde des textes mathématiques chinois, une première constatation s'impose: l'organisation du discours est radicalement différente de celle de l'édifice axiomatique et déductif basé sur le modèle euclidien. Il est intéressant de donner ici une brève description de cette organisation. Les ouvrages mathématiques chinois ont longtemps été écrits sur le modèle des Neuf Chapitres sur l'Art Mathématique (14), le classique mathématique "type"; celui-ci est divisé en chapitres regroupant chacun des séries de problèmes du même type. Chaque problème est constitué d'un énoncé (introduit par jin you pour le premier problème de chaque série, you you pour les suivants), suivi de la réponse numérique correspondante (introduit par da yue); à la fin de chaque série de problèmes du même type est donné l'algorithme général de résolution (introduit par shu yue). La forme énoncé-réponse-méthode reste dominante dans l'écriture mathématique chinoise jusqu'au seizième uploads/Litterature/ sur-l-x27-organisation-du-champ-des-mathematiques-chinoises.pdf

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