Bulletin de l'Association Guillaume Budé Homère, poète moderne Joseph Moreau Ci

Bulletin de l'Association Guillaume Budé Homère, poète moderne Joseph Moreau Citer ce document / Cite this document : Moreau Joseph. Homère, poète moderne. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1962. pp. 298-316; doi : 10.3406/bude.1962.4001 http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1962_num_1_3_4001 Document généré le 30/05/2016 Homère, poète moderne * Qu'on ne se laisse pas abuser par le titre de cette causerie : mon intention n'est pas d'étonner par un paradoxe, mais au contraire de témoigner en faveur de la tradition et de l'humanisme classique. Qu'est-ce, en effet, qu'un humaniste ? C'est celui qui croit qu'il y a dans les ouvrages de l'esprit humain des valeurs indépendantes des temps et des lieux, — celui qui, sans être étranger à son pays et à son temps, à cette portion d'humanité dans laquelle il doit vivre et agir, est ouvert par la pensée à tout ce qui pense ou a pensé en notre monde : non pour orner son esprit d'une bigarrure voyante, d'une teinte de toutes les civilisations les plus diverses, mais pour découvrir au contraire ce qui fait l'unité de la nature humaine, ce qu'il y a en l'homme de plus profond et d'universel. L'humaniste est affranchi de toute étroitesse locale ; il est « concitoyen de toute âme qui pense » ; il est affranchi surtout de la superstition de l'actualité. Il sait que si c'est dans l'actualité que s'imposent à nous nos tâches, que se posent nos problèmes, toute pensée qui ne s'élève pas, pour les résoudre, au-dessus des événements quotidiens et des commentaires de la presse, au-dessus des conceptions ou des théories momentanément en vogue, dans le monde de la littérature ou de la politique, est une pensée superficielle, indigente et débile ; pour comprendre son temps, il est nécessaire de le dominer : et l'on n'y parvient pas si l'on est obsédé par les idoles du jour, ou si l'on s'en remet aveuglément à tel ou tel système de philosophie de l'histoire, prétendue clef pour l'explication du passé et les anticipations d'avenir. L'humaniste est celui qui cherche, sous les événements qui agitent ou ont agité la scène du monde, et qui sont, dit Unamuno 1, comme les tempêtes qui soulèvent les vagues de la mer, ce qu'il y a dans la nature humaine de profond et d'immuable, — qui demande à l'histoire de lui révéler, sous les vicissitudes du développement et la diversité des apparences humaines, la substance permanente de l'homme, sa vérité éternelle. L'écrivain qui exprime cette nature humaine permanente est un classique. Ses œuvres ont vu le jour en un pays et en un temps, mais elles valent pour tous les pays et pour tous les temps ; * Conférence prononcée à Bordeaux, sous le patronage de l'Association GuiU laume Budé, le 3 mars 1956. 1. M. de Unamuno, En torno al casticismo, I : La tradition eterna, § 3. — 299 — et l'humaniste, le connaisseur d' œuvres classiques, est celui qui saisit ces valeurs intemporelles, qui apprécie les ouvrages de l'esprit, quel que soit le lieu et le temps de leur apparition. Pour lui, la querelle des Anciens et des Modernes est dénuée de sens. On sait ce que fut cette querelle, qui agita le monde des lettres, en France, à la fin du XVIIe siècle. Un groupe de beaux-esprits (le plus illustre était Fontenelle), excédés de la vénération qui s'attachait traditionnellement à l'Antiquité, osèrent prétendre que les Anciens, que l'on proposait à l'imitation comme des modèles inégalés, avaient été largement dépassés par les Modernes, non seulement dans les sciences, mais aussi dans les arts et dans les lettres, et que le siècle de Louis XIV n'avait rien à envier aux siècles d'Auguste ou de Périclès. Par une étrange ironie, la défense des Anciens était représentée par les grands classiques, c'est-à-dire par ceux-là mêmes que les admirateurs des Modernes opposaient aux Anciens. Rien ne décèle aussi bien l'inanité de cette querelle : ceux qui s'étaient montrés capables de rivaliser avec les Anciens, qui s'étaient, disait-on, élevés à leur niveau, en demeuraient les admirateurs ; les détracteurs des Anciens, ceux qui exaltaient le mérite, la supériorité des Modernes, avaient pour contradicteurs ceux-là mêmes qu'ils préféraient aux Anciens. Ce qui avait fait la grandeur des classiques, d'un Racine par exemple, c'est que leur attachement aux modèles antiques n'était pas une servitude, mais la marque qu'ils savaient découvrir, sous le visage antique, l'homme éternel. Les Modernes, je veux dire les partisans des Modernes, en réservant leur admiration aux auteurs de leur siècie, dénotaient seulement ieur propre incapacité à saisir les valeurs intemporelles. Celui qui, de nos jours, prétendrait admirer Proust, Valéry, Pirandello, et dédaignerait Balzac, Voltaire ou Shakespeare, révélerait par là même que son admiration résulte du prestige de la mode ou d'une séduction superficielle, mais non d'une intelligence profonde des valeurs du roman, de l'essai ou du drame. Si j'ai évoqué la querelle des Anciens et des Modernes, c'est non seulement pour préciser en quoi consiste la pérennité des classiques, c'est aussi parce que l'un des Anciens qui y a été le plus malmené est précisément le poète dont je vais vous parler ; et c'est au cours de cette querelle qu'a été pour la première fois soulevée la question : Homère a-t-il existé ? Il est remarquable, en effet, que si la tradition attribue à Homère la paternité de Y Iliade et de Y Odyssée, les deux grandes épopées de la Grèce, nous ne savons rien de certain sur sa vie et sa personne ; sa figure ne nous apparaît que dans des récits légendaires, qui nous le représentent comme un chanteur itinérant, un aède aveugle ; — 3oo — et sept villes de l'Hellade se disputaient la gloire de lui avoir donné le jour. Mais cette ignorance même où nous sommes au sujet de l'homme qu'on appelle Homère donne à la question de son existence un sens très particulier. Car, enfin, Y Iliade et Y Odyssée existent ; elle sont traduites dans toutes les langues d'Europe ; chacun de nous peut les lire ; et les hellénistes les lisent même dans le texte grec, un grec qui n'est pas celui de Platon ou de Démosthène, mais une langue archaïque, un dialecte ionien ; et ces poèmes, apparemment, ne se sont pas faits tout seuls. Ceux- là donc qui, à la suite de l'abbé d'Aubignac x, qui le premier à soulevé la question, ont nié l'existence d'Homère, ont voulu dire seulement que les ouvrages qu'on lui attribue ne sont pas l'œuvre d'un auteur unique. Ces plus anciens poèmes de la Grèce seraient, d'après eux, des rhapsodies, des collections de chants ou d'épisodes distincts, dus à des auteurs divers et anonymes, et réunis seulement à un âge postérieur. Peut-être même ne faudrait-il pas parler d'auteurs, mais d'une foule anonyme, d'une succession de générations se transmettant oralement, avant l'invention de l'écriture, un vieux fonds de récits folkloriques, et les amenant peu à peu à la forme poétique. Telle est la théorie que devait développer l'érudit allemand Frédéric- Auguste Wolf, dans ses Prolégomènes sur Homère, en 1795 : théorie admise d'enthousiasme par les générations romantiques, qui y voyaient l'attestation d'un art spontané, expression de l'âme populaire, et appliquée aussitôt à la genèse des grandes épopées médiévales, les Nibelungen germaniques ou la Chanson de Roland. La théorie de Wolf a conquis progressivement les Universités, où elle régnait souverainement à la fin du xixe siècle ; mais, depuis lors, une réaction s'est produite. Les découvertes des archéologues, nous révélant les civilisations préhelléniques, deMycènes ou de la Crète, nous ont détourné de regarder les poèmes homériques comme la manifestation d'un génie impersonnel et primitif ; et les efforts des philologues, appliqués à l'étude critique du texte homérique, de ses remaniements et de ses altérations au cours d'une longue tradition, ont abouti à le nettoyer, à le restituer, à en mettre en relief le caractère artistique. Nous avons assisté à ce qu'on a appelé « la résurrection d'Homère » 2. N'entendons point par là que les connaisseurs soient disposés aujourd'hui à restituer au poète aveugle les deux grandes épopées ; déjà, des critiques de l'Antiquité séparaient les deux poèmes et leurs 1. Conjectures homériques ou Dissertation sur l'Iliade, Paris, 1715. 2. Cf. Victor Bérard, Introduction à l'Odyssée, 3 vol., Paris, 1924-1925, notamment le t. III, p. 167-400, et aussi, du même auteur, La résurrection d'Homère, 2 vol., Paris, 1930. — 301 — auteurs. Pour nous en tenir seulement à l'Odyssée, nous allons voir qu'on y peut distinguer trois poèmes artificiellement réunis, et d'époque vraisemblablement différente ; mais chacun d'eux est une composition, un ouvrage véritable, réalisé par un auteur inconnu certes, mais qui était cependant un individu, un poète. Il sera pour nous sans inconvénient de désigner sous le nom d'Homère l'auteur du plus achevé et du plus ancien de ces poèmes, celui qui constitue la partie centrale et la plus brillante de V Odyssée. On sait comment s'ouvre le poème de V Odyssée : le poète invoque la Muse et la prie de lui conter les aventures de « l'homme aux mille tours uploads/Litterature/ joseph-moreau-homere-poete-moderne.pdf

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