«La beauté sauvera le monde» Le Prince Mychkine, par Ilya Glazounov (1956) «La

«La beauté sauvera le monde» Le Prince Mychkine, par Ilya Glazounov (1956) «La beauté sauvera le monde»…Cette phrase de Dostoïevski est une de ces citations que l’on met à toutes les sauces sans trop savoir ce qu’elles signifient. On la trouve dans L’Idiot, un des grands romans de la maturité, publié en 1868. Pour l’interpréter, il ne faut pas perdre de vue que Dostoïevski s’abstient presque toujours de prendre position par rapport aux opinions de ses personnages. Ceux qu’il met en présence expriment des points de vue différents, dont la confrontation provoque le lecteur à la réflexion. Ainsi, ses romans ne sont pas des «romans à thèse», même si on peut, bien évidemment, en déduire une vision du monde et de l’homme. Prudence donc, lorsque l’on veut prêter à l’auteur une opinion émise par un de ses personnages, comme celle qui nous retient ici: «La beauté sauvera le monde». Cette phrase est prononcée par Hippolyte Terentiev, un jeune homme tuberculeux, révolté et pathétique. Et, ce qui complique encore les choses, elle l’est sous forme interrogative: «C’est vrai, prince, que vous avez dit, une fois: ‘C’est la beauté qui sauvera le monde’?»(1). Celui à qui s’adresse Hippolyte est le prince Mychkine, le héros principal du roman. Il voue un amour plein de compassion à la belle et douloureuse Nastassia Filippovna, avilie par son tuteur pendant son enfance. Cet amour pur et respectueux contraste fortement avec la passion destructrice que Rogojine, autre héros du livre, éprouve pour la même Nastassia. Le contraste entre Mychkine et Rogojine peut nous mettre sur la piste d’une réponse à nos questions. Une même beauté, celle de Nastassia Filippovna, les a captivés. Mais Mychkine – «idiot» aux yeux des hommes, parce qu’il voit le monde avec un regard d’empathie et d’innocence – a compris que cette beauté est blessée, qu’elle est en attente d’une rédemption, d’un accomplissement. Devant un portrait de Nastassia, Mychkine s’écrie: «Ah, si elle avait de la bonté, tout serait sauvé!», puis, assombri, il ajoute que Rogojine «pourrait l’épouser et, une semaine après, lui planter un coup de couteau»(2). A travers ce contraste entre Mychkine et Rogojine, nous comprenons déjà que la beauté n’est pas entièrement significative en elle-même. Elle ne trouve tout son sens qu’en fonction du mystère qu’elle évoque et du contexte qui lui est associé. Autrement dit, la beauté se voit dans la lumière – ou dans l’obscurité – de celui qui la contemple. Derrière le beau visage de Nastassia, Mychkine devine une âme humiliée et meurtrie, qu’un amour oblatif pourrait guérir. Ce même visage inspire à Rogojine une folle passion, égoïste et meurtrière. Il vaut la peine de lire les quelques lignes qui suivent la fameuse citation. Ce sont encore des paroles qu’Hippolyte adresse au prince Mychkine: «… Quelle beauté sauvera le monde? C’est Kolia qui m’a rapporté ça… Vous êtes un chrétien zélé? Kolia m’affirme que vous vous dites chrétien». Kolia, le fils de la maison où s’est établi Mychkine, est un garçon de treize ans, au cœur pur et généreux, plein d’admiration pour le prince, qui l’a pris en amitié. Et de fait, ce qu’Hippolyte dit tenir de Kolia est vrai: Mychkine est profondément chrétien. Avec la prudence de mise chez notre auteur, on peut d’ailleurs penser que l’attachement au Christ que lui prête Dostoïevski est le reflet de celui qu’il éprouve lui-même. Dès lors, serait-il déplacé de comprendre la phrase de Mychkine comme: «Le Christ sauvera le monde»? C’est lui, le Christ, qui est le Sauveur. C’est lui, «le plus beau des enfants des hommes» (Ps 44, 3) venu rendre à l’homme sa «première beauté». Dans le visage de Nastassia Filippovna, Mychkine voit le Christ souffrant. Le regard qu’il porte sur elle dépasse le sensible pour rejoindre la profondeur, la présence de Dieu. La philosophe française Simone Weil, écrivait: «Dans tout ce qui suscite en nous le sentiment pur et authentique de la beauté, il y a réellement la présence de Dieu. Il y a presque une incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est le signe». Et Benoît XVI, qui cite ce passage de Simone Weil, écrit: «La beauté – de celle qui se manifeste dans l’univers et dans la nature à celle qui s’exprime à travers les créations artistiques – peut devenir une voie vers le Transcendant, vers le Mystère ultime, vers Dieu, précisément en raison de sa capacité essentielle à ouvrir et élargir les horizons de la conscience humaine, à la renvoyer au-delà d’elle-même, à se pencher sur l’abîme de l’Infini»(3). Ainsi comprise – et nous pouvons maintenant penser que c’est dans ce sens que Dostoïevski la comprend – la beauté est inséparable de la bonté. La beauté qui sauve est la beauté de Dieu, en qui vérité, bonté et beauté se confondent. Celui qui fait quelque chose de bien, fait en même temps quelque chose de beau: ne dit-on pas d’une bonne action que c’est un «beau geste»? Comment, à la lumière de tout ceci, comprendre la valeur et la portée de l’art? Jusqu’il y a peu, l’art et les artistes se voulaient en recherche du beau, même s’ils le donnaient parfois à voir dans des réalités pénibles, douloureuses ou violentes. Les romans à la fois sombres et lumineux de Dostoïevski en sont une illustration. Mais notre époque a radicalement pris distance par rapport à cette conception. Un art «postmoderne» se donne souvent pour projet, non seulement de dénoncer, mais de moquer et de détruire, déniant à l’homme toute espérance de salut. Pour le philosophe Nicolas Berdiaev, l’art est un acte par lequel l’homme répond à l’acte créateur de Dieu. L’artiste prolonge l’œuvre du Créateur; il la poursuit et se l’approprie. Mais ne voyons-nous pas, aujourd’hui, tout un courant «artistique» qui, à l’inverse, s’associe à l’acte destructeur de l’Adversaire? Où est alors la beauté? Benoît XVI évoque cette dérive dans son discours aux artistes, déjà cité: «Au lieu de faire sortir les hommes d’eux-mêmes pour les ouvrir à des horizons de véritable liberté, en les attirant vers le haut, [cette «beauté» pervertie] les emprisonne en eux-mêmes et les rend encore plus esclaves, privés d’espérance et de joie. Il s’agit d’une beauté séduisante mais hypocrite, qui éveille le désir, la volonté de puissance, de possession et de domination, et qui se transforme bien vite en son contraire, prenant le visage de l’obscénité, de la transgression ou de la provocation gratuite». Non, l’art, la beauté véritable, apaise, guérit, restaure l’harmonie, fût-ce en dérangeant et en secouant. «La beauté authentique ouvre le cœur humain à la nostalgie, au désir profond de connaître, d’aimer, d’aller vers l’Autre, vers ce qui est au-delà de soi. Si nous laissons la beauté nous toucher profondément, nous blesser, nous ouvrir les yeux, nous redécouvrons la joie de la vision, la capacité de saisir le sens profond de notre existence, le Mystère qui nous enveloppe et auquel nous pouvons puiser la plénitude, le bonheur et la passion de l’engagement quotidien», affirme encore le pape dans son discours aux artistes. Finalement, si la beauté doit «sauver le monde», c’est en tant qu’elle tourne le regard vers la Création nouvelle, là où seul le Sauveur peut nous conduire. L’artiste véritable est celui qui sait faire entrevoir cette harmonie et cette Beauté. (1) F. Dostoïevski, L’Idiot, Trad. André Markowicz, Ed. Actes-Sud, coll. Babel, 1993, T. II, p. 102. (2) Ibid. T. I, p. 70. (3) Discours aux artistes du 21 novembre 2009, Documentation Catholique du 20 décembre 2009. Fiodor (l’autre) Si vous vous intéressez à Dostoïevski, vous trouverez dans ce blog d'autres articles qui lui sont consacrés: 18 juin 2010 – Une insulte faite à l'âme 15 octobre 2010 – Pourquoi j'aime L'idiot? 15 janvier 2011 – La plus belle prière 9 avril 2011 - Les humiliés II 5 février 2012 – Si vous ne devenez comme des enfants… 21 février 2012 – La honte de l’enfant 15 mars 2012- N’ayez pas peur de la vie 28 mars 2012 – Ilioucha. 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