LA BIBLIOTHÈQUE DE BABEL Jorge Louis BORGES « …By this art you may contemplate

LA BIBLIOTHÈQUE DE BABEL Jorge Louis BORGES « …By this art you may contemplate the variation of the 23 letters... » The Anatomy of Melancholy, part 2, sect. II, mem. IV. Robert Burton. L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux ; leur hauteur, qui est celle des étages eux- mêmes, ne dépasse guère la taille d'un bibliothécaire normalement constitué. Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. A droite et à gauche du couloir il y a deux cabinets minuscules. L'un permet de dormir debout ; l'autre de satisfaire les besoins fécaux. A proximité passe l'escalier en colimaçon, qui s'abîme et s'élève à perte de vue. Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. Les hommes en tirent conclusion que la Bibliothèque n'est pas infinie; si elle l'était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire ? Pour ma part, je préfère rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l'infini et pour le promettre...Des sortes de puits sphériques appelés lampes assurent l'éclairage. Au nombre de deux par hexagone et placés transversalement, ces globes émettent une lumière insuffisante, incessante. Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j'ai voyagé dans ma jeunesse ; j'ai effectué des pèlerinages à la recherche d'un livre et peut-être du catalogue des catalogues; maintenant que mes yeux sont à peine capables de déchiffrer ce que j’écris, je me prépare à mourir à quelques courtes lieues de l'hexagone où je naquis. Mort, il ne manquera pas de mains pieuses pour me jeter par-dessus la balustrade : mon tombeau sera l'air insondable ; mon corps s'enfoncera longuement, se corrompra, se dissoudra dans le vent engendré par la chute, qui est infinie. Car j'affirme que la bibliothèque est interminable. Pour les idéalistes, les salles hexagonales sont une forme nécessaire de l'espace absolu, ou du moins de notre intuition de l’espace ; ils estiment qu'une salle triangulaire ou pentagonale serait inconcevable. Quant aux mystiques, ils prétendent que l’extase leur révèle une chambre circulaire avec un grand livre également circulaire à dos continu, qui fait le tour complet des murs ; mais leur témoignage est suspect, leurs paroles obscures : ce livre cyclique, c'est Dieu... Qu'il me suffise, pour le moment, de redire la sentence classique : la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible. Chacun des murs de chaque hexagone porte cinq étagères; chaque étagère comprend trente-deux livres, tous de même format ; chaque livre a quatre cent dix pages ; chaque page, quarante lignes, et chaque ligne, environ quatre-vingts caractères noirs. Il y a aussi des lettres sur le dos de chaque livre ; ces lettres n’indiquent ni ne préfigurent ce que diront les pages : incohérence qui, je le sais, a parfois paru mystérieuse. Avant de résumer la solution (dont la découverte, malgré ses tragiques projections, est peut-être le fait capital de l'histoire) je veux rappeler quelques axiomes. Premier axiome : la Bibliothèque existe ad aeterno. De cette vérité dont le corollaire immédiat est l'éternité future du monde, aucun esprit raisonnable ne peut douter. Il se peut que l'homme, que l'imparfait Bibliothécaire, soit l'œuvre du hasard ou de démiurges malveillants ; l'univers, avec son élégante provision d'étagères, de tomes énigmatiques, d'infatigables escaliers pour le voyageur et de latrines pour le bibliothécaire assis, ne peut être que l'œuvre d'un dieu. Pour mesurer la distance qui sépare le divin de l'humain, il suffit de comparer ces symboles frustes et vacillants que ma faillible main va griffonnant sur la couverture d'un livre, avec les lettres organiques de l'intérieur, ponctuelles, délicates, d'un noir profond, inimitablement symétriques. Deuxième axiome : le nombre des symboles orthographiques est vingt- cinq. Ce fut cette observation qui permit, il y a quelque trois cents ans, de formuler une théorie générale de la Bibliothèque, et de résoudre de façon satisfaisante le problème que nulle conjecture n'avait pu déchiffrer : la nature informe et chaotique de presque tous les livres. L'un de ceux-ci, que mon père découvrit dans un hexagone du circuit quinze quatre-vingt-quatorze, comprenait les seules lettres M C V perversement répétées de la première ligne à la dernière. Un autre (très consulté dans ma zone) est un pur labyrinthe de lettres, mais à l'avant-dernière page on trouve cette phrase : O temps tes pyramides. Il n'est plus permis de l'ignorer : pour une ligne raisonnable, pour un renseignement exact, il y a des lieues et des lieues de cacophonies insensées, de galimatias et d’incohérences. (Je connais un district barbare où les bibliothécaires répudient comme superstitieuse et vaine l’habitude de chercher aux livres un sens quelconque, et la comparent à celle d'interroger les rêves ou les lignes chaotiques de la main... Ils admettent que les inventeurs de l'écriture ont imité les vingt-cinq symboles naturels, mais ils soutiennent que cette application est occasionnelle et que les livres ne veulent rien dire par eux-mêmes. Cette opinion, nous le verrons, n'est pas absolument fallacieuse.) Pendant longtemps, on crut que ces livres impénétrables répondaient à des idiomes oubliés ou reculés. Il est vrai que les hommes les plus anciens, les premiers bibliothécaires, se servaient d'une langue toute différente de celle que nous parlons maintenant ; il est vrai que quelques dizaines de milles à droite la langue devient dialectale, et quatre-vingt-dix étages plus haut, incompréhensible. Tout cela, je le répète, est exact, mais quatre cent dix pages d'inaltérables M C V ne pouvaient correspondre à aucune langue, quelque dialectale ou rudimentaire qu'elle fût. D'aucuns insinuèrent que chaque lettre pouvait influer sur la suivante et que la valeur de M C V à la troisième ligne de la page 71 n'était pas celle de ce groupe à telle autre ligne d'une autre page ; mais cette vague proposition ne prospéra point. D'autres envisagèrent qu'il s'agit de cryptographies ; c'est cette hypothèse qui a fini par prévaloir et par être universellement acceptée, bien que dans un sens différent du primitif. Il y a cinq cents ans, le chef d'un hexagone supérieur (2) mit la main sur un livre aussi confus que les autres, mais qui avait deux pages, ou peu s’en faut, de lignes homogènes et vraisemblablement lisibles. Il montra sa trouvaille à un déchiffreur ambulant, qui lui dit qu'elles étaient rédigées en portugais ; d'autres prétendirent que c'était du yiddish. Moins d'un siècle plus tard, l'idiome exact était établi : il s’agissait d'un dialecte lituanien du guarani, avec des inflexions d'arabe classique. Le contenu fut également déchiffré : c’étaient des notions d'analyse combinatoire, illustrées par des exemples de variables à répétition constante. Ces exemples permirent à un bibliothécaire de génie de découvrir la loi fondamentale de la Bibliothèque. Ce penseur observa que tous les livres, quelque divers qu'ils soient, comportent des éléments égaux : l'espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l'alphabet. Il fit également état d'un fait que tous les voyageurs ont confirmé : il n’y a pas, dans la vaste Bibliothèque, deux livres identiques. De ces prémisses incontroversables il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c'est-à-dire tout ce qu'il est possible d'exprimer, dans toutes les langues. Tout : l'histoire minutieuse de l'avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la Bibliothèque, des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la démonstration de la fausseté de ces catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, l'évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le commentaire du commentaire de cet évangile, le fait véridique de ta mort, la traduction de chaque livre en toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres, Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur; extravagant. Tous les hommes se sentirent, maîtres d'un essor intact et secret. Il n’y avait pas de problème personnel ou mondial dont l'éloquente solution n’existât quelque part : dans quelque hexagone. L'univers se trouvait justifié, l’univers avait brusquement conquis les dimensions illimitées de l'espérance. En ce temps-là, il fut beaucoup parlé des Justifications : livres d'apologie et de prophétie qui justifiaient à jamais les actes de chaque homme et réservaient à son avenir de prodigieux secrets. Des milliers d'impatients abandonnèrent le doux hexagone natal et se ruèrent à l'assaut des escaliers, poussés par l’illusoire dessein de trouver leur Justification. Ces pèlerins se disputaient dans les étroits couloirs, proféraient d'obscures malédictions, s'étranglaient entre eux dans les escaliers divins, jetaient au fond des tunnels les livres trompeurs, périssaient précipités par les hommes des régions reculées. D'autres perdirent la raison... Il n’est pas uploads/Litterature/ la-bibliotheque-de-babel.pdf

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