1 La métaphore, ou l’entrelacs des motifs et des thèmes Pierre-Cadiot in revue

1 La métaphore, ou l’entrelacs des motifs et des thèmes Pierre-Cadiot in revue SEMEN, n° 15, (2001-2): 41-59, Presses Universitaires Franc-Comtoises, Besançon 0. Introduction Le jeu des arguments qui poussent à une sorte de tout métaphorique, au demeurant bien confus, peut être reconsidéré si l’on accepte de soumettre à l’analyse le statut de la première strate (“ littérale ”, dénominative, catégorisante, souvent aussi “ référentielle ”) de la signification lexicale, cette sorte d’indistinction1 entre signification et référence, ce primat naturalisé du sens lexical facilement prêté au lexique dans son évidence tant psychologique que lexicographique, qu’on appelle “ lexème ”. On ne peut se contenter de l’idée que la signification lexicale est déposée quelque part, dans une sorte de compétence première, en accès direct. Et que le reste (les emplois non immédiatement intuitifs) serait une question seconde, de discours. Pourtant cette remise en cause linguistique rendue nécessaire par l’extrême diffusion des emplois attestés doit aussi commencer par reconnaître la force de cette présence immédiate, “ intuitive ” bien que construite, du lexique enregistré (dans l’apprentissage, les dictionnaires, etc.). Il faut donc tenir les deux bouts : reconnaître la prégnance du sens dénominatif lexicalisé, et en même temps s’interroger sur son statut apriorique, notamment en cessant d’en faire le point de départ des emplois moins “ cablés ”. Refuser au fond de confondre motivation (langue) et convention (lexique). Du point de vue de la langue2 donc, il ne nous paraît pas possible de soutenir qu’il y a d’un côté le dénominatif, et de l’autre le reste. Même si on arrivait à définir la dénomination de manière satisfaisante, cela ne dispenserait pas de reconnaître que ce n’est qu’un des régimes des noms en cause, qui sont aussi et restent des motifs figuraux (y compris quand l’intuition s’en est perdue), toujours susceptibles de rebondir vers d’autres valeurs3. Quand on les détache du contexte de leur stabilisation, les mots sont toujours entourés d’un surplus de sens, qui anticipe sur des évolutions et qui interdit de les considérer comme détachés de leurs harmoniques figuratives, “ germes ” pour de nouvelles extensions. Dans la conception “ psychologique ” de la signification lexicale, le sentiment que tel emploi ou valeur est métaphorique vaut comme confirmation de l’unicité (monosémie), alors que là où le sentiment métaphorique s’efface ou disparaît, on est en situation de polysémie (Victorri & Fuchs 1996). Le nouveau sens s’est détaché, mais garde sa “ traçabilité ”. On rappellera ainsi deux régimes bien connus de la métaphore entendue au sens large : 1 Ou plutôt son insuffisante radicalisation. Décrire de plus en plus précisément cette clé en métal, c’est s’éloigner asymptotiquement de la signification du mot “ clé ”, rendre de plus en plus difficile la compréhension de cette signification dont on devine qu’elle ne peut être qu’une sorte de transaction entre l’ensemble des usages : clé de voûte, mot-clé, argument-clé, clé du mystère, clé des champs, etc. On parlera alors par exemple d’impact exclusif ou encore d’accés médiatisé, mais aussi de morphologie analogique comme dans le cas de clé à molette (Tracy 2001). Bien souvent les motifs lexicaux sont ainsi complexes et portés par une dynamique interne de différenciation (Cadiot & Visetti, 2001). Le motif relativise considérablement la métaphore, mais ce n’est pas pour autant qu’il la banalise. 2 Le lexique enregistré lui-même est bien loin de se présenter avant tout comme une nomenclature one to one : la plupart des “ objets ” relèvent de plusieurs dénominations, indépendamment de toute perspective cladistique (Cadiot 1999a et b) 3 Pour des exemples historiques très stimulants, cf. Huguet (1967) 2 1. métaphore conventionnalisée (lexicalisée, gelée ou catachrèse). Morte ou éteinte, elle ne mérite plus le beau nom de métaphore : pas – ou plus - d'intention ni de tension littéral/figuré, donc rattachement à la polysémie. Les exemples sont bien connus, en particulier : - les extensions du corps humain et animal4 : aile, bouche, bras, cœur, dos, œil, main, nez, tête, ... - les noms exprimant des modes d'être et/ou d’apparaître, des rapports perceptuels, dynamiques, praxéologiques et/ou évaluatifs, des qualifications réciproques de fonds et de formes ( en quelque sorte le noyau dur du vocabulaire, qu’on appellera mots à généricité figurale) : abcès, ange, anguille, araignée, bébé, cachet5, cancer,cellule, corset, désert, jungle, membrane, mur, noyau, nuage, oasis, ouragan, parasite, paroi, perle, peste, pieuvre, porte, prison, paralysie, pomme, rapace6, verrue, etc. : l’intuition (fréquente) d’un sens premier est contrecarrée par la disponibilité transdomainiale de ces lexèmes. S’il y a “ conflit conceptuel ”, ce ne peut être qu’artificiellement, à travers le projet de s’en tenir à une première intuition (ou valeur), voire de fixer un sens littéral, souvent volontiers “ concret ”, confondu avec la signification de base. Or ce qui frappe, c’est au contraire que de tels noms ne renvoient pas par eux-mêmes à un “ type ” ou à une “ catégorie ” référentielles, pas plus qu’ils ne présupposent l’existence d’ “ entités ” déjà mises en extériorité. Ils signent plutôt un processus d’analogie, d’évaluation et donc de mise en rapport – plus ou moins institué - avec un ensemble non constitué d’entités. Certains des usages de ces noms ont le statut conventionnel de dénomination, quand, par exemple, abcès nomme un ‘amas de pus formant une poche au sein d’un tissu’ (Petit Robert 1, p.3), d’autres non, notamment quand ils dépendent plus nettement de leur collocation (crever l’abcès, abcès de fixation). On voit ainsi que le rapport dénominatif n’est que l’un des régimes possibles du nom, et pourquoi il s’impose de distinguer la convention dénominative de la motivation linguistique 7 ; 2. Métaphores "vives"8 avec intention de rendre saillante une opposition entre sens littéral et sens figuré: peut-être le cas standard est-il celui des prédications nominales : Max est un bulldozer, une éponge, un ours, un rat, un renard, un requin, un veau. Marie est une anguille, une asperge, une bécasse, une fleur rare, une oie, une princesse, une vache, une tombe9. La signification lexicale est 4 Il est moins banal d’observer – et dans beaucoup de langues, bien sûr – l’immédiate qualification dynamique, fonctionnelle et qualitative de ces mots : œil devient (ou mieux, “ est ”) directement regard, attention, main vaut pour soutien, maîtrise. Sur tête, cf. Cadiot & Tracy (1997). 5 On peut reconnaître cinq valeurs principales pour “ cachet ” : “ plaque ou cylindre d’une matière dure gravée avec laquelle on imprime une marque sur de la cire ”, “ empreinte ”, “ signe distinctif ”, “ rétribution d’un artiste, pour un engagement déterminé ”, “ enveloppe de pain azyme dans laquelle on enferme un médicament ” (Le Petit Robert, 1988 : 232). Cas de polysémie gestaltiste, mais en un sens fortement élargi, dérivant de la valeur télique d’une “ pression ” visant à un marquage de valeur, avec aussi un rebond plus schématique vers une notion de mise en forme et de mode de présentation. 6 Cadiot (1999b), Cadiot & Visetti (2001) 7 Certains emplois sont bien sûr – si l’on peut dire - plus dénominatifs que d’autres. On pourra convenir de distinguer les dénominations des quasi-nominations, en mettant en oeuvre certains crtères métalinguistiques.Ainsi on pourra dire par exemple : 1. “ pieuvre ” est le nom d’un poulpe commun, mais est un nom pour la mafia ; 2. tel poulpe s’appelle “ pieuvre ”, la mafia, on appelle ça “ une pieuvre ”. 8 Ricoeur (1975) 9 Ce qui bien sûr n’empêche pas qu’il y ait des effets de conventionnalisation, donc des stockages en mémoire. Certaines de ces prédications nominales métaphoriques sont mieux 3 beaucoup moins sous-déterminée que dans le cas précédent, et s’il y a métaphore, c’est qu’il y a transfert “ rhétorique ”, avec maintien à l’identique de la signification lexicale et de son extensivité acquise. Le sens de cette série de mots se bloque dans une première couche thématique (dénominative) et les applications non-programmées dans d’autres domaines relèvent de l’intuition métaphorique. Dans les constructions intégrées, il en va de même : le pouvoir de la métaphore vive, ou en voie de conventionnalisation, tient tout entier à cette tension souvent décrite entre une valeur d’appartenance - voire de catégorisation - sollicitée ou évoquée (mais en même temps récusée par le co-texte) et une valeur qualitative “ de conformité ”, partielle, et non détachée de la donation subjective (impressions, affects, associations…) Pour le plaisir, notons ces deux exemples, l’un assez conventionnel, l’autre assez inédit : “ Ce ne sont que des noms qui dérivent dans les eaux grises des manuels scolaires ” (Girardin J.C., Lettre à l’ami Fritz , Exils Editeurs 2001). “ Plus je buvais et moins je reconnaissais ce visage caviardé de points noirs, marbré de taches rouges…, l’œil bordé de jambon pas frais que la pire des superettes du bas Berry n’aurait pas même essayé de vendre à un aveugle ” (P. Garnier, Nul n’est à l’abri du succès, Zulma 2000) Il n’y a ni eaux grises ni jambon pas frais dans ces deux scènes qui se révèlent en quelque sorte incapables de donner consistance uploads/Litterature/ la-metaphore-ou-l-x27-entrelacs-des-motifs-et-des-themes.pdf

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