La digression dans Magnus de Sylvie Germain Le texte est une totalité organique

La digression dans Magnus de Sylvie Germain Le texte est une totalité organique dans la forme et dans le fond, une dialectique très souple entre les détails et la totalité R. Petitjean1 Sylvie Germain est une écrivaine qui a toujours eu la capacité de créer des intrigues impressionnantes, des récits inoubliables par leur puissance visionnaire et par la profondeur de la recherche qu’elle mène sur l’essence de l’homme et sur son avenir. Mais avec Magnus (publié en 2005), elle s’ouvre sur d’autres perspectives que celles du seul plaisir de raconter une histoire rondement menée. Au delà de la fiction, le roman dévoile le souci d’innovation au cœur même des conventions littéraires. Il s’agit d’inventer de nouveaux espaces textuels et scripturaux tout en remettant en question les notions traditionnelles de la littérature. Cette recherche est paradoxalement réalisée par le biais d’un procédé rhétorique ancien, la digression, qui s’avère l’une des caractéristiques de l’écriture germainienne dans Magnus. Tout d’abord, rappelons que, du latin digressio, du verbe digredi signifiant action de s’éloigner, la digression est définie comme “un discours qui s’écarte et qui sort du principal sujet pour en traiter un autre, qui y doit avoir quelque rapport”2. C’était aussi, tout ce qui, dans un écrit sur une matière quelconque, est “ étranger au sujet principal et peut le faire perdre de vue”3. D’une manière générale, le recours à la digression était essentiellement d’ordre uniquement esthétique: elle devait embellir le discours dans lequel elle s’insère, le rendre plus cohérent et plus fluide. D’où le refus, dès l’Antiquité4 de ce procédé considéré comme un hors d’œuvre qui, le plus souvent, ennuie par sa complète inutilité5. Il renvoyait à l’idée de l’éloignement du droit chemin et le déploiement dans un ailleurs confus. Or, une lecture attentive de Magnus de Sylvie Germain révèle le recours fréquent à la digression. 1 Une question se pose donc à nous: comment Germain s’est-elle servie de ce procédé rhétorique? A-t-elle pu détourner son image conventionnelle pour la doter d’une nouvelle forme et lui investir de nouvelles fonctions différentes de celles décriées par la rhétorique? L’axe majeur de la présente étude concerne par conséquent les divers rapports entre la digression et le texte qui l’encadre. En d’autres termes, notre étude sera centrée sur le mode et le rôle d’inscription textuelle des digressions dans Magnus afin de pouvoir dégager l’originalité et comprendre les enjeux de leur emploi. Donc notre plan sera le suivant. En premier lieu, nous analyserons la composition macrostructurale du roman pour étudier les rapports Digression / Texte. En deuxième lieu, notre étude portera sur la typologie des digressions et leurs différentes fonctions. Mais tout d’abord, que raconte le roman de Magnus? Magnus retrace le chemin d’un jeune garçon Franz-Georg qui tente à tout prix de retrouver sa mémoire gommée à l’âge de 5 ans lors du bombardement de la ville de Hambourg en 1943. De sa prime enfance, il ne lui reste aucun souvenir, juste un ours en peluche, qui porte autour du cou les lettres “ M A G N U S”. Patiemment, sa mère lui réapprend sa langue, cherchant à lui restituer son passé. Petit à petit, Franz-Georg découvre que son père, médecin notoire, est un officier du régime nazi S.S et qu’il est, lui-même, un enfant adoptif. Voulant se libérer de cette “ascendance nauséeuse”, il commence alors sa longue quête d’identité. C’est ainsi qu’il se rebaptise “Adam”, premier homme, pour prendre ensuite le nom de “Magnus” (celui de son ourson), le seul objet qui le rattache à ses origines. À travers ses multiples voyages, en Amérique et en Europe, entre amours et deuils, Magnus cherche à connaître sa vérité et sa famille. Il finira par s’exiler en France où il tentera d’oublier tant son passé que son présent. 2 1) Composition macrostructurale et rapports Digression / Texte: Dans cette partie, nous aborderons le mode d’inscription textuelle des digressions tout en interrogeant la logique de leur insertion, c’est-à-dire la manière dont elles se greffent sur le texte. Notons que le texte de Magnus se présente comme deux grands ensembles. Le premier constitué par ce que Germain intitule “ fragments” et qui sont consacrés au récit diégétique du roman. Le second totalise les différentes digressions qu’on trouve après chacun des fragments. Mais comment se présente l’ensemble des fragments? Ces fragments sont au nombre de 31. Leur étendue textuelle varie entre une et quinze pages. Ils sont numérotés de 0 à 29, excepté le dernier “fragment ?” qui est non numéroté et où le mot “fragment” est suivi d’un point d’interrogation6. Comme nous venons de le dire, l’ensemble de ces fragments crée un tout relatif à l’histoire de Magnus: des morceaux ou bribes de souvenirs évoquant des expériences de vie, d’errance, d’amours perdus…etc. Mais il faut souligner que cette fragmentation ne respecte pas toujours l’ordre chronologique. À titre d’exemple, le premier fragment porte le numéro2 et présente un personnage dont on ignore le nom et l’identité. Le fragment 1 (qui concerne le retour d’une partie de la mémoire de Franz-Georg) n’est placé que vers la fin du premier tiers du roman (entre le fragment 11 et 12). De plus, le fragment 0 (chiffre à valeur symbolique, repère absolu), qui figure entre les fragments 28 et 29 clôt pratiquement l’histoire. En revanche, le dernier “fragment?” postule un nouveau début ou un dénouement ouvert. Cette subversion de l’ordonnance du texte donne l’impression que le récit est construit ou plutôt déconstruit comme un “puzzle” où seuls comptent “ des tranches de vie, d’ombre et de lumière”7. Germain, elle-même, justifie ce procédé en fragments désordonnés comme adéquat à ce livre racontant l’histoire d’une personne dont la petite enfance a été volée, quelqu’un dont les souvenirs sont fracassés et en désordre8. En somme, l’écrivaine a choisi de bâtir son livre à l’image du cheminement des bribes de mémoire de son héros. C’est ainsi que la dislocation du récit vient épouser la perturbation de cette mémoire et le retour incessant des 3 souvenirs refoulés. Tout renforce donc cette impression de totalité à recomposer. Outre cette atmosphère de rupture et de discontinuité, le texte nous invite à le lire selon une structure d’enchâssement en raison de l’insertion des digressions après les fragments. On assiste ainsi à l’alternance de plusieurs formes textuelles opérant la division de la charpente du roman en deux micro- récits essentiels, parfaitement hétérogènes. On a un micro-récit cadre ou tiroir, constitué par les fragments (l’histoire de Magnus) et d’autres micro-récits que représentent les diverses digressons, de thème et de nature distincts, différemment intitulés, qui se greffent sur l’histoire principale. En somme, nous avons, au niveau de la macrostructure, une bipartition du récit: celui du texte narratif insérant et celui du texte digressif inséré selon la formule A1 ► B ► A2 ► B ► A3 ► B…etc., où A1, A2, A3…représentent des séquences d’ordre narratif, alors que B constitue une séquence digressive brisant le cours diégétique d’une manière régulière et systématique. Se présentant ainsi comme une partie intégrante de la structure globale de l’œuvre, la digression contredit la définition qu’en donne Furetière. Pour lui, il considère la digression comme “un vice d’éloquence” dans lequel [l’écrivain] tombe en s'écartant de son sujet9 et qui se traduit en effets de hasard, de caprice ou même de gratuité. Au contraire, dans Magnus, l’insertion des digressions participe de l’ensemble d’une stratégie consciente qui lui confère une certaine particularité: être un ressort essentiel de la technique scripturale de l’auteure, comme nous allons voir plus tard. Par ailleurs, peut-on dire que la structure protéiforme, hybride et complexe de Magnus pourrait mener à la déstabilisation du lecteur? Or, Sylvie Germain, consciente de cet écueil, a choisi d’annoncer ce choix du fragmentaire désorganisé dans la première digression intitulée “Ouverture”10, sorte de prélude à son livre où elle s’explique: “Tant pis pour le désordre, la chronologie d’une vie humaine n’est jamais aussi linéaire qu’on le croit” (pp.11-12). 4 En fait, “Ouverture” occupe la place de l’incipit du roman et en constitue la première unité avant le démarrage de l’action. Ne recélant aucun élément diégétique, elle laisse entendre non seulement les grandes thématiques du roman mais aussi sa technique de composition, voire sa genèse. Tout d’abord, dans la première partie de cette digression constituée par les trois premiers paragraphes, Germain donne des réflexions sur l’importance de l’histoire aussi bien universelle qu’humaine en tant que quête de traces et de sens d’une part, accumulation de connaissances d’autre part: “ D’un éclat de météorite, on peut extraire quelques menus secrets concernant l’état originel de l’univers. D’un fragment d’os, on peut déduire la structure et l’aspect d’un animal préhistorique, d’un fossile végétal, l’ancienne présence d’une flore luxuriante dans une région a présent désertique. L’immémorial est pailleté de traces, infimes et têtues” (p.11) Ainsi le microcosme contient en germe le macrocosme. Ces mots rendent également hommage au travail de la “mémoire”, thème central de Magnus : mémoire individuelle liée à la mémoire familiale, à son tour incrustée dans la mémoire historique, elle-même nourrie de mémoire “millénaire” : “ D’un lambeau de papyrus ou d’un morceau de poterie, uploads/Litterature/ ladigression-hermes.pdf

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