1 Le Dieu Hermès et l’union des contraires Dans la mythologie grecque, le dieu
1 Le Dieu Hermès et l’union des contraires Dans la mythologie grecque, le dieu Hermès, « omniprésent sans pour autant disposer de grands sanctuaires »1, apparaît d’un abord complexe, car d’une extrême diversité, vu « la prolifération hétéroclite de ses mentions, attitudes et représentations »2. Pour Gérard Siebert, dans l’article qu’il lui a consacré dans la LIMC3: Pas plus que d’autres divinités grecques Hermès ne présente l’unité psychologique et morale d’une « personne » : beaucoup plus que d’autres, il se caractérise par une variété de fonctions dont on peut rechercher le dénominateur commun (…), mais qui se laissent difficilement réduire à une définition tout à fait cohérente. Protéiforme par nature, l’Hermès homérique est aussi le produit d’une histoire millénaire. Hermès, par exemple, peut apparaître dans les représentations figurées soit comme un homme barbu, d’âge mûr, soit comme un kouros juvénile4. Infinie est la liste de ses épiclèses5. Il est « dieu des routes » (Ἐνόδιος6). Il est le guide (en particulier des morts ou des songes) : Hermès Ἡγεμόνιος7; Hermès Ἀγήτωρ (Paus., VIII, 31, 7) ; Hermès Καθηγητήρ κελεύθου, « Qui montre le chemin »8; Hermès Πομπέυς, Πομπαῖος ou Πομπός, « Qui escorte »9. Il y a un Hermès ψυχοπομπός ou νεκροπομπός10, un Hermès Ὀνειροπμπός11. Il est « dieu souterrain » : Hermès Χθόνιος12. À ce 1 Zografou (2010, 153). 2 Jaillard (2007, 283-284). 3 LIMC (1990, 286). 4 Siebert (1990, 288-289). 5 Aristophane, Ploutos, 1099-1170, en suggère plusieurs. 6 Cornut., 16 – Lang – où Hermès = λόγος : « On l’installe aux routes et on l’appelle dieu des routes et dieu qui conduit - ἐνόδιος (…) καὶ ἡγεμόνιος - car, pour toute action, c’est lui qu’il faut prendre comme guide - πρὸς πᾶσαν πρᾶξιν ἡγεμόνι χρῆσθαι » ; Théocrite, Idylles, XXV, 1-6 : « Je redoute le terrible châtiment d’Hermès des routes : on dit que parmi les dieux célestes c’est lui qui se met le plus en colère si quelqu’un dédaigne un voyageur qui cherche son chemin » ; Arrien, Cynégétique., XXXV. 7 Iliade, XXIV, 333-694 ; Aristophane, Ploutos, 1159 ; IG II2 1496 A 84-85 ; SEG 23, 547, 53. 8 IG, XII, 1, 44 – Rhodes, 1er siècle av. J.-C., dédicace faite à un stratège. 9 Iliade, XXIV, 153, guide de Priam ; Eschyle, Euménides, 89-92, guide d’un suppliant ; Sophocle, Ajax 832, Œdipe à Colone, 1547-1548 ; Diogène Laërce, Vitae Philosophorum, 8, 31. 10 Raingeard (1934, 474-475). 11 Apollodore d’Athènes, Schol. Odyssée, XXIII, 198. 2 titre, il est « dieu lieur » : Hermès κάτοχος ou κατούχιος, « celui qui retient solidement » (invoqué conjointement avec Gê, Perséphone ou Hécate sur les defixiones magiques). Il est le héraut : Hermès Κῆρυξ des immortels13. Il est « dieu des gonds », ou « dieu qui fait tourner » : Hermès Στροφαῖος14. Il est le « trompeur » : Hermès Δόλιος15. Il est « le dieu présidant aux jeux et aux concours » : Hermès Ἐναγώνιος16; les inscriptions relatives à l’Hermès des athlètes et de la jeunesse se multiplient à partir de la haute époque hellénistique dans l’ensemble du monde grec17. Mais selon la liste figurant dans le lexique établi par D. Jaillard18, s’il est bien le dieu « de l’agora » (agoraios) ou du stade (agônios), il est également l’orateur « qui parle bien » (logios) ; celui qui « dérobe sa pensée, captive et cache » (klepsίphron : il y avait à Chios un culte d’Hermès κλέπτης19); il est le « porte-bélier » (criophóros), qui s’occupe des troupeaux (nómios) ; il est le « tueur de bœuf » (bouphónos) ; il est le « bienfaisant » (akakésios ; erioúnios)…Hermès est aussi le « serviteur » qui se soumet à la volonté de Zeus, s’assimile à la « bouche de Zeus qui ne sait pas mentir »20. Devant cette avalanche de descriptifs, difficiles apparemment à regrouper logiquement, on a été tenté de privilégier tel aspect21, et de faire d’Hermès, par exemple un dieu du cairn ou tas de pierres en bordure des chemins (herma) ; ou un dieu de la fécondité (le pilier hermaïque, ou hermès, est en effet orné d’un phallus) ; un dieu des voyageurs ; ou un dieu pastoral, gardien des troupeaux; ou un dieu de la chance (l’hermaîon en grec, c’est la « trouvaille ») ; ou un dieu de l’éloquence et de la raison ; ou un dieu « fripon » patron des voleurs, etc. ! 12 Eschyle, Choéphores, 124-127, Perses, 629 ; Sophocle, Electre, 108-118 ; sur des tablettes de défixion en Attique, il reçoit cette épiclèse associé à Hécate : voir Wünsch (1897, no 102-107) et Audollent (1904, no 72, 74, 75a) ; des stèles thessaliennes sont inscrites ΕΡΜΑΟΥ ΧΘΟΝΙΟΥ (IG IX 2, 638, index). 13 Théogonie, 939 ; Pindare, Olympiques, VI, 78 ; Eschyle, Choéphores, 124b = 165 ; Euripide, Ion, 4 ; Nonnos, Dionysiaques, IV, 27. 14 Aristophane, Ploutos, 1153-1154 ; voir Eitrem (1909a : 34-37, et 1909b : 344) ; Kahn (1978, 87). 15 Aristophane, Ploutos, 1157 ; Sophocle, Philoctète, 133-134 ; Cornut., 16, 25, 13 – Lang ; voir Pausanias, VII, 27, 1, à propos d’une stèle sur la route de Pellène. 16 Pindare, Pythiques, II, 10 ; Isthmiques, I, 60 ; Olympiques, VI, 79 ; Eschyle, Choéphores, 727-729 ; Simonide, fr. 555, 1 PMG ; Pausanias, V, 14, 9. 17 Siebert (1990, 289). 18 Jaillard (2007, 283-284). Pour une étude des épiclèses dans la tragédie, voir Siebert, 2005. 19 Epigrammata Graeca 1108 ; à Samos, quand on sacrifiait à Hermès χαριδώτης, on pouvait voler, détrousser : voir Plutarque, Quaestiones Graecae 303d ; cf. l’Hermès Δόλιος évoqué plus haut. 20 διάκονος : voir la formule homérique Iliade, XXIV, 339, ὣς ἔφατ᾿οὐδ᾽ἀπίθησε διάκτορος Ἀργειφόντης ; Odyssée V, 43 ; Eschyle, Prométhée enchaîné, 941-942, 954, 966-969, 983, 987 ; sur Hermès « serviteur », voir aussi Hésychius s. v. διάκτωρ : διάκονος, ἢ ἄγγελος. 21 Sur les jalons qui ont contribué à façonner les visages successifs d’Hermès : Wilhelm-Heinrich. Roscher (1878) ; Ludwig Curtius (1903, 1931) ; Samson Eitrem, (1909) ; Ulrich von Willamowitz-Moellendorff (1931) ; Jules Toutain (1932) ; Pierre Raingeard (1934) ; Charles Kerényi (1944) ; Norman Oliver Brown (1947) ; Jacqueline Duchemin (1960) ; Albert J. van Windekens (1961) ; Paul Zanker (1965) ; Laurence Kahn (1978) ; Claudine Leduc (1995, 1998, 2001) ; Max Wegner (1996) ; Harald Zusaneck (2003) ; Dominique Jaillard (2007). 3 Après d’innombrables études, la question a été heureusement éclaircie par Laurence Kahn, dans un travail fondamental paru en 197822. Prenant comme base l’Hymne homérique à Hermès, pour tenter, à travers la cohérence retrouvée du texte, de reconstruire l’union logique et l’harmonie de la figure d’Hermès, L. Kahn a établi de manière convaincante les deux axes qui structurent les représentations du dieu : la médiation et la mètis : « La fonction mythique d’Hermès dans le panthéon grec s’avère celle de la médiation et de la communication en même temps que celle de leur ambiguïté et de leur incertitude…» ; tandis que « le passage (ou médiation) n’a d’existence que dans les limites de celle de la mètis, c’est elle qui le soutient, elle prend corps en lui23 ». Par cette place centrale reconnue à la mètis, L. Kahn s’inscrivait dans la lignée des travaux de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant24. Une étude parue depuis25, celle de Dominique Jaillard (Configurations d’Hermès. Une « théogonie hermaïque »), a cherché à élargir la perspective en essayant de saisir le dieu, non pas (dans la ligne de Marcel Detienne, 1995, 1997), « individué » par « quelques traits génériques, fussent-ils ceux de l’ambiguïté dans le cadre élargi du panthéon grec », « mais dans la polymorphie de ses rapports avec les autres puissances, dans des configurations mythiques ou rituelles particulières. »26 Sans refuser cette dernière approche, intellectuellement très intéressante, il m’a semblé plus réaliste (voire plus immédiatement gratifiant) de rester sur chemin tracé par Laurence Kahn, et, nous appuyant sur son travail, tenter d’aller plus avant. Si Hermès est bien, comme elle l’a montré, un « dieu du passage », ce n’est qu’en tant aspect second, le point central reposant d’abord dans l’idée d’une « conciliation par l’union des contraires ». Telle est la richesse de cette dernière notion qu’elle nous paraît mieux rendre compte des différents aspects du « polymorphe contradictoire »27 qu’est Hermès : l’« union des contraires » rend possible, en effet, le passage, la mise en communication, l’échange (ἐπαμοίβιμα ἔργα, HhH, 516) entre les antagonistes (hommes/dieux, mort/vie, hommes/femmes28, etc…). Implicite dans le jeu de la lyre (créée par Hermès), l’ « union des contraires » permet l’harmonie apaisante du chant. L’ « union des contraires » (en tant qu’union) rend compte des passerelles entre Hermès d’une part, et d’autre part Aphrodite et l’amour (Éros). Parce qu’elle enchaîne les extrêmes, l’« union des contraires » s’accompagne d’une 22 Laurence Kahn, Hermès passe ou les ambiguïtés de la communication, Paris, François Maspero, 1978. 23 Kahn (1978,147 et 164). Pour une vue rapide de son travail, voir l’article « uploads/Litterature/ le-dieu-hermes-et-l-x27-union-des-contraires.pdf
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- Publié le Jan 19, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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