1 1888 Quand le duc de Starbrooke eut prononcé les derniers mots de la prière,

1 1888 Quand le duc de Starbrooke eut prononcé les derniers mots de la prière, les serviteurs quittèrent la salle à manger en file indienne, à l’exception du majordome et de deux valets de pied. Le duc, la duchesse et lady Sophie prirent place autour de la table, et l’on commença à servir le petit déjeuner. C’est alors que la porte s’ouvrit. Apparut une jeune fille de petite taille, svelte, fort jolie, mais dont le visage était empreint d’une vive anxiété. Elle s’approcha nerveusement de la table et se pencha vers le duc pour l’embrasser. — Pourquoi n’êtes-vous pas venue à la prière, Titania ? demanda le duc d’un ton sévère. — Je vous présente mes excuses, oncle Edward. Je faisais du cheval. Je n’arrivais plus à me décider à rentrer... A l’autre bout de la table, la duchesse intervint : — Dites plutôt que vous ne savez jamais l’heure qu’il est ! — Je suis désolée, tante Louise… — Vous pouvez, répliqua la duchesse. Je me demande si votre oncle ne devrait pas vous défendre de monter ainsi à cheval tous les matins. C’est du temps perdu, de toute Façon. Titania s’installa devant son petit déjeuner et baissa les veux en poussant un long soupir ; elle savait qu’elle avait commis une faute. Mais quelle merveilleuse promenade ! Elle avait chevauche à travers bois et clairières dans des paysages qui étaient pour elle un ravissement. Ces sorties à cheval représentaient ses seuls moments de liberté et de bonheur. Elle aimait galoper jusqu’à sa retraite Favorite, un étang caché au profond de la forêt. Arrivée là, elle allait s’asseoir au bord de l’eau, dans le parfum des fleurs, et oubliant alors tous ses soucis elle rêvait que des nymphes avaient élu domicile dans cette partie du bois, et qu’elle était devenue leur amie. Ce jour-là, elle s’était aperçue soudain que le temps avait filé. Je vais encore être en retard pour la prière, avait-elle songé, et m’attirer de nouvelles réprimandes ! Aussitôt elle avait enfourché Mercury, et elle l’avait mené aussi vite que possible. Mais une fois au château, elle avait eu beau se changer à la hâte et redescendre l’escalier en courant, elle avait trouvé la porte de la salle à manger fermée. Il ne lui restait plus qu’à écouter son oncle dire la prière de sa voix de stentor, et ceux qui étaient autour de lui la conclure par un respectueux amen. Quand les domestiques avaient quitté la salle à manger, elle s’y était précipitée, prête à subir tous les reproches, mais à son grand soulagement, elle n’avait pas eu droit aux remontrances habituelles. Le duc, qui affichait ce matin-là une bonne humeur surprenante, avait écouté Titania lui présenter ses excuses, puis il s’était replongé dans son courrier. Ainsi le voulait l’usage ; il trouvait chaque matin à côté de son assiette les lettres à caractère privé, tandis que les factures et les demandes d’argent, mises de côté par un secrétaire, l’attendaient dans son bureau. Le duc avait toujours une lettre entre les mains, et tandis qu’il la parcourait un léger sourire se dessinait sur ses lèvres épaisses. De sa place, la duchesse l’observait, à l’évidence pressée de l’interroger sur le contenu de ce courrier, mais obligée d’attendre qu’il fût disposé à répondre. Titania regarda sa cousine, lady Sophie Brooke, assise en face d’elle à la droite du duc. Sophie s’était amusée toute la saison à Londres, où il ne faisait aucun doute qu’elle avait été l’une des débutantes les plus en vue de l’année. Le duc avait donné là-bas un bal en son honneur, et un second était prévu ici même, à Starbrooke Hall, quand l’été serait plus avancé. Tout ce que la région comptait de nobles et de notables devait y être convié. Et Titania ? Avait-elle une chance d’être autorisée à y assister ? Elle s’était plus d’une fois posé la question. Pour le premier bal, on ne l’avait pas emmenée à Londres. Il lui avait été répondu, en guise d’explication, qu’elle portait le deuil de ses parents. Mais à bien examiner les choses, ce n’était pas exact, car le temps considéré comme normal pour ce deuil était d’une année, et au moment du bal, l’année était écoulée depuis trois semaines. Titania ne se faisait guère d’illusions : la vérité, c’était que son oncle ne voulait pas la voir dans un bal à Londres. Non pas à cause du deuil, mais tout simplement parce qu’elle était plus jolie que sa cousine. Titania avait beau n’être pas vaniteuse, elle savait parfaitement qu’elle était tout le portrait de sa mère, une femme d’une grande beauté. Ceux qui l’avaient connue n’étaient pas surpris que son père, lord Rupert Brooke, fût tombé amoureux d’elle. C’était seulement dans la famille Starbrooke que l’on s’était montré extrêmement sévère envers lord Rupert. À présent, songea tristement Titania, c’est le duc de Starbrooke qui me tient lieu de père. Ce duc, cinquième du nom, était bien décidé à conserver au sang des Starbrooke la pureté qui faisait depuis deux cents ans l’honneur de la lignée. Son titre n’était pas considérable, mais il pouvait se prévaloir d’une lointaine parenté avec la reine Victoria. La princesse Louise représentait à ses yeux l’épouse idéale. Malheureusement son frère cadet, lord Rupert Brooke, avait suivi un autre chemin et trahi les espérances de leur père en allant épouser en Écosse une femme d’un rang inférieur. Lord Rupert adorait l’écosse. Il y prenait chaque année des vacances, qu’il passait chez l’un de ses amis, membre de la haute société. Il aimait séjourner là-bas quelque temps, s’adonner à la pêche au saumon et surtout profiter d’une liberté qui lui était refusée au pays. Quand il était chez cet ami, s’il avait envie de monter à cheval, il montait et voilà tout. Personne n’en faisait une histoire. S’il avait envie de pêcher, il quittait le château et descendait à la rivière. Et s’il avait envie d’y aller seul, comme c’était le cas la plupart du temps, nul ne s’avisait de vouloir l’accompagner. En fait lord Rupert aimait l’Écosse pour la solitude qu’il y trouvait, laquelle lui procurait une détente extraordinaire. Chez lui, et partout où il était invité, on lui infligeait tant d’obligations, tant de cérémonies ! Son ami était le chef d’un clan célèbre, et en tant qu’Écossais il possédait toutes sortes de pouvoirs. Ainsi il était capable de deviner les pensées des gens bien mieux qu’aucun Anglais n’aurait pu le faire. Il avait parfaitement compris que Rupert souffrait de son manque de liberté, aussi lui disait-il toujours : — Ici, tu es chez toi. Et tant que tu es mon hôte, tu fais ce qui te plaît. Lord Rupert pensait souvent à ces vacances comme au seul moment de toute l’année où il éprouvait vraiment du plaisir. Cet été-là, à son arrivée, il avait trouvé son ami seul au château. Il n’y avait pas d’autre invité dans la demeure. Les deux hommes en avaient profité pour passer l’après-midi tout entier à discuter des sujets les plus passionnants, comme ils le faisaient du temps de leur jeunesse, quand ils étaient étudiants à Oxford. Et le lendemain, lord Rupert était descendu seul à la rivière, emportant avec lui sa propre ligne et une épuisette, instrument indispensable à qui espère amener un saumon au sec. Il avait déjà eu deux touches, et il ne doutait pas de faire une pêche excellente, quand un poisson énorme mordit à son hameçon. La ligne se tendit à se rompre. Jamais il n’avait vu une bête de cette taille dans la rivière. Un instant plus tard, il était bien décidé à ne pas la laisser s’échapper. Il entra dans l’eau et travailla son poisson patiemment, fermement, mais sans brutalité. C’est qu’il ne s’agissait pas de casser la ligne ! De son côté, le saumon qui remontait tout droit de la mer, n’avait qu’une envie : retrouver sa liberté, aussi tirait-il sur l’hameçon de toutes ses forces. Lord Rupert aimait ce genre de combat. Et puis quelle joie de rentrer au château avec une telle prise ! Du jamais vu ! On allait le couvrir de compliments. Furieux, le poisson bondissait hors de l’eau, puis replongeait en essayant de briser le lien auquel il s’était laissé prendre. Il y mit une telle puissance que lord Rupert craignit soudain de voir sa proie lui échapper. Le poisson tirait trop fort sur la ligne. Si le pêcheur ne trouvait pas un moyen de l’amener au sec, tout était perdu. Rupert regarda son épuisette : elle était trop petite pour une prise de cette taille. La gaffe ! pensa-t-il. Et aussitôt il se maudit : la gaffe était restée sur la rive. C’est alors qu’il eut le sentiment d’une présence. Quelqu’un assistait-il à ses démêlés avec le saumon ? Il jeta un bref coup d’œil sur le côté : en effet, une jeune femme descendait le sentier en direction de la rivière. Sans réfléchir, il lança : — Pouvez-vous m’aider ? — Bien sûr ! répondit la jeune femme. 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