EN QUÊTE DE THÉORIES 4 ANNALES DES MINES - SEPTEMBRE 1999 LES MYTHES DU MANAGEM

EN QUÊTE DE THÉORIES 4 ANNALES DES MINES - SEPTEMBRE 1999 LES MYTHES DU MANAGEMENT PAR JAMES G. MARCH Professeur émérite de Management international, de Sciences politiques et de Sociologie – Université de Stanford COMPTE RENDU RÉDIGÉ PAR GILLES GAREL, ÉRIC GODELIER ET THIERRY WEIL* James March repère quatre mythes managériaux : la Rationalité, la Hiérarchie, le Leader et l’Efficience historique ou construction d’un optimum par la compétition sur le marché. Parce que ces mythes managériaux sont enseignés dès la formation initiale, James March s’interroge sur la manière de forcer les étudiants à les critiquer et à les comprendre au lieu de les appliquer, le plus souvent, de façon mécanique. D.R. James G. MARCH L’environnement des organisa- tions est complexe et changeant, leur histoire est confuse, ambiguë, difficile à interpréter pour des observateurs dont l’expérience et les connaissances sont limitées. Afin de surmonter cette confusion, les membres d’une organisation créent et échangent entre euxdes récits des événements qui leur per- mettent d’interpréter, de communiquer et plus généralement de vivre leur propre histoire. Nous allons voir que ces récits sont socia- lement construits à partir de quelques mythes élé- mentaires, de quelques idées et représentations largement partagées. Ces mythes permettent aux membres d’une collectivité d’élaborer une interpré- tation de leur environnement sur laquelle ils peu- vent s’appuyer, malgré leur faible aptitude indivi- duelle à construire – à partir de leur expérience – des représentations efficaces et à les partager. IL EST DIFFICILE D’INTERPRÉTER L’HISTOIRE DES ORGANISATIONS Remarquons d’abord que l’homme n’est pas particulièrement doué pour interpréter ses propres expériences ou les aspects historiques de la vie des organisations. D’une part, notre échantillon d’analyse est limité aux seules histoires qui se sont effectivement produites et auxquelles nous avons pu être confrontés. Nous ne pouvons pas contrôler expéri- mentalement les variables observées, savoir ce qui serait advenu si quelqu’un avait agi différemment ou si d’autres événements s’étaient produits. Nous savons mal prendre en compte les spécificités du contexte, du lieu, du moment, et nous accordons une signification exagérée à ce qui s’est effective- ment accompli par rapport à tout ce qui aurait pu se passer. D’autre part, les individus eux-mêmes sont limités pour comprendre, mémoriser et se rappeler ce qui leur arrive. Nous apprécions ce que nous voyons en fonction de ce que nous connais- sons déjà ; nous mémorisons ce que nous préfé- rons retenir ; nous évoquons un souvenir plutôt qu’un autre selon ce à quoi nous nous attendons. Ceci permet à chacun de confirmer ses attentes et de renforcer des croyances qui s’appuient parfois plus sur l’interprétation d’une expérience lointaine que sur les faits immédiats. Enfin, nous subissons la pression de notre environnement social : nos capacités de cadrage, de délimitation et de mise en perspective des pro- blèmes sont limitées par un biais ethnocentrique qui nous empêche de voir au-delà de nous-mêmes et des conventions de notre milieu. Nous interprétons donc nos expériences au travers de schémas simplifiés qui évoluent au fur et à mesure qu’ils sont utilisés et au fil de nos échanges avec les autres. En effet, dans les organi- sations, les individus ne peuvent comprendre leurs expériences que s’ils construisent des histoires cré- dibles et compréhensibles par les autres. Cela sup- pose des simplifications et des interprétations, car la communication entre individus est imparfaite : il est difficile de dire ce qui est su, d’entendre ce qui est dit et de faire ce qui est entendu. La confrontation entre les représentations individuelles n’élimine pas toujours les biais qui les affectent. Les observations des acteurs sont certes multiples, mais elles ne sont pas indépendantes. Des croyances ou des prévisions partagées peuvent devenir auto-réalisatrices et aboutir progressive- ment à l’émergence d’un consensus. En conséquen- ce, l’apprentissage des situations, leur interpréta- tion et leur reconnaissance peuvent être défec- tueux. LES THÈMES MYTHIQUES Dans le domaine du management – sur lequel nous allons nous focaliser – les représenta- tions partagées sont portées par les histoires que racontent et utilisent tant les praticiens que les étu- diants et leurs professeurs. Par exemple, le patron de Microsoft est cité comme l’exemple de l’inven- teur génial, créateur de valeur. Mais, après un vif succès, cette histoire est contestée aujourd’hui par d’autres, qui le présentent comme un grand voleur ou un exploiteur. Ainsi, la diffusion des histoires ne conduit pas forcément à faire accepter définitive- ment une interprétation unique. La convergence des représentations se fait plutôt à un niveau plus élémentaire, celui de la légitimation de certains composants du récit. Des histoires très différentes sont construites, bricolées à partir d’éléments que nous partageons. Ce sont ces éléments que j’appel- le les thèmes mythiques (1). C’est sur eux que se fonde notre compréhension du fonctionnement des organisations. Le chercheur se pose alors la question du statut de ces thèmes mythiques et des histoires en général : on peut en raconter tout en sachant qu’elles ne sont pas vraies, on en voit aussi devenir vraies du simple fait que ceux qui les écoutent y croient. Dans ce cas, et même si elles sont fausses, elles facilitent la coordination des actions et ren- 5 GÉRER ET COMPRENDRE EN QUÊTE DE THÉORIES * Ce texte est le compte rendu résumé de la conférence prononcée par James G. March à l'Ecole des Mines de Paris, le 28 mai 1998, co-organisée par le Groupe de Réflexion sur l'Enseignement Supérieur de la Gestion (GRESUP) de l'Ecole de Paris du Management. (1) Claude Levi-Strauss parle de « mythèmes ». dent possible la discussion, contribuant ainsi à construire une communauté. DEUX PERSPECTIVES SUR LES HISTOIRES DE MANAGEMENT On peut considérer les relations entre la vie réelle des managers et les récits qui la racontent selon deux perspectives : celle qui voit les histoires comme une description de la vie et celle qui conçoit la vie comme la réalisation volontaire d’une histoi- re (« life lived in stories ») ou, du moins, comme une suite d’actions conditionnées par les histoires auxquelles l’individu se réfère (« life enacted by sto- ries »). Reprenons ces deux visions. On peut d’abord considérer les histoires comme un vecteur de communication. Ici, la réalité existe dans un monde extérieur au récit. Les his- toires que l’on raconte aux étudiants en manage- ment servent à la leur communiquer. Les bonnes histoires sont alors celles qui reflètent la réalité aussi complètement et précisément que possible, tout en étant crédibles parce qu’elles collent aux structures, aux croyances et aux pratiques exis- tantes. Nous sommes fondamentalement des diseurs d’histoires et nous comprenons le monde en en construisant à partir de notre expérience. Dans la seconde perspective, la réalité existe parce que chacun agit en se référant à des modèles, conçoit et vit sa vie comme la réalisation d’une histoire. Le sens de la vie n’apparaît ici pleinement qu’au travers des interpré- tations que nous donnons de nos actes à l’aide d’histoires. Certains décrivent aussi l’activité humaine comme organisée à l’intérieur de scénarios. Autrement dit, les hommes inscrivent leurs vies dans des histoires qu’ils acceptent, comme Don Quichotte qui décide de mener la vie d’un chevalier errant et se fait donc un devoir d’imiter au mieux les récits décrivant la vie chevaleresque. Dans cette perspective, les histoires créent l’existence humaine. Elles structurent les identités, les croyances, les appartenances et modè- lent la communauté. Elles fournissent des illusions de compréhension du monde qui sont néces- saires pour l’action. On retrouve ici la notion de « mythe rationnel » d’Hatchuel et Weil (2). Ainsi les individus sont le produit de micro-histoires qui s’inscrivent dans l’Histoire, et on retrouve l’idée classique qu’ils sont, par consé- quent, façonnés par l’expérience, la culture et l’Histoire, ce qui rend leur autonomie, en partie illusoire. Les sociétés éduquent les individus pour qu’ils se conforment aux institutions en se référant à de bonnes histoires facilement comprises par tous. Mais ces mécanismes peuvent être déjoués grâce à leur variété, qu’on peut bricoler à partir des thèmes mythiques acceptés. Sur quoi reposent donc les histoires et les mythes du management ? LES FONDEMENTS DES HISTOIRES DE MANAGEMENT Les histoires de management ont d’abord une base linguistique. Le langage est un instrument de la compréhension. Il existe une dialectique entre l’expérience et le langage par lequel nous la racon- tons. Foucault a montré comment se développe, au XVIe siècle, l’idée que « l’ordre des choses » peut être représenté par des mots ou des symboles. Mais le langage lui-même se développe et s’ap- prend à travers la narration de récits. Deux visions du langage s’opposent, cependant. Celle de la théo- rie de la communication, qui se demande comment utiliser le langage pour dire ce que l’on sait à une autre personne, et celle du poète, qui s’interroge sur la façon d’utiliser le langage pour transmettre plus que l’on ne sait ou que l’on ne peut dire. Les histoires de management sont aussi fondées sur des narrations, c’est-à-dire des récits qui doivent présenter une cohérence en eux-mêmes et avec les attentes du public, ce qui renvoie à un fondement social : les récits possibles dépendent de uploads/Litterature/ les-4-mythes-du-managementpar-james-g-march.pdf

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