2 Les Déliquescences : poèmes décadents d’Adoré Floupette, avec sa vie par Mari

2 Les Déliquescences : poèmes décadents d’Adoré Floupette, avec sa vie par Marius Tapora (Henri Beauclair et Gabriel Vicaire) Lion Vanné, Éditeur, Byzance, 1885 Exporté de Wikisource le 26/01/2020 3 LES DÉLIQUESCENCES POÈMES DÉCADENTS D’ADORÉ FLOUPETTE AVEC SA VIE PAR MARIUS TAPORA BYZANCE CHEZ LION V ANNÉ, ÉDITEUR 1885 Mon vieil ami et camarade de classe, Adoré Floupette, poète décadent, est venu l’autre jour me faire une proposition singulière. Il s’agissait d’écrire une préface à son étonnant recueil de vers, les Déliquescences. Tout d’abord je me suis récrié comme un beau diable. « Mais, Adoré, tu n’y penses pas. Moi, simple pharmacien de deuxième classe, rue des Canettes, un potard, comme on dit dans le monde, servir d’introducteur à un homme comme toi ! On en rira longtemps au « Panier fleuri ». Malheureusement Adoré a tenu bon. Comme de juste, il méprise 4 profondément le public. Un ramassis de crétins ! Se plaît-il à dire dans l’intimité. Pourtant son dédain ne va pas sans un peu de pitié. Au fond il est bon garçon ; il sent bien qu’il faut faire quelque chose pour ceux qui n’ont pas eu, comme nous, la chance d’être initiés au grand Arcane. Des niais, soit, mais ce n’est pas leur faute. Ils ne savent pas ; voilà tout. Quant à répandre lui- même la bonne parole, Floupette n’y saurait condescendre ; on ne peut raisonnablement l’exiger de lui. Il plane, c’est sa fonction, ne lui en demandez pas davantage. C’est ainsi que moi, droguiste indigne, je me trouve, à ma grande surprise, devenu le Louis Figuier de la poésie de l’avenir. Réussirais-je dans cette tâche ardue ? Je n’ose l’espérer, mais, comme dit le fabuliste (encore un qui n’est pas dans le train) : J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris Avant tout, quelques détails biographiques sur l’auteur des Déliquescences me semblent indispensables : Floupette (Joseph, Chrysostôme, Adoré) n’est pas Auvergnat, comme d’aucuns l’ont avancé, sans doute, avec une pointe de malveillance. Il naquit, en effet, le 24 janvier 1860, près Lons-le- Saulnier, où nous grandîmes côte à côte, étant compatriotes et presque voisins. Autant qu’il m’en souvienne, M. Floupette père avait été quelque chose dans les Vins et Liqueurs. Retiré des affaires, il vivait de ses rentes, en fort bonne intelligence avec madame son épouse, laquelle, m’a-t-on dit, excellait dans la fabrication de la confiture de groseille et du raisiné. C’était un homme grave, toujours boutonné jusqu’au menton et qui passait 5 pour avoir de très grands moyens. Je ne l’ai jamais vu ouvrir la bouche. Dans cet austère milieu, le jeune Adoré croissait chaque jour en force et en sagesse. Mais il vaut mieux glisser sur ces années ingénues, émaillées de mille délicieuses petites folâtreries enfantines. Toutes les mères me comprendront. C’est en 1873 que je retrouvai notre ami au Lycée de Lons-le- Saulnier. Ah ! le cher Adoré ! Je le vois encore. Joufflu comme un chérubin et rose comme une pomme d’api, avec un nez en pied de marmite, de gros yeux ronds à fleur de tête et un ventre rondelet qui déjà s’annonçait comme devant bedonner un jour, il avait l’air d’une lune en son plein, joviale et tout à fait bonne fille. On ne peut pas dire qu’il eût de grands succès dans ses classes. S’il avait voulu, il est évident que personne ne l’aurait surpassé, mais il ne voulait pas. Il était trapu, en dedans. Cela lui suffisait. Déjà, au surplus, la passion de l’histoire naturelle l’avait envahi. Sa sollicitude s’étendait à tous les insectes connus, et son pupitre était comme un hôpital à l’usage des scarabées malades et des coléoptères éclopés. Et puis la muse commençait très fort à le taquiner. Tous les huit jours, madame Floupette venait au parloir, et elle remettait religieusement à son fils la somme de 1 fr. 50, en lui disant : « Adoré, voilà ta semaine. Ne la dépense pas toute à la fois ! C’était peu sans doute. Mais la jeunesse est ingénieuse, et nous avions trouvé au bout de la rue du Commerce un petit café où l’on avait d’exécrables consommations aux prix les plus doux. Que de bonnes journées de sortie nous avons passées, en cet endroit, au milieu de la fumée des pipes et du bruit que faisaient les joueurs de domino ! Nous avions notre table à nous, tout au 6 fond de l’estaminet. Quand les bocks frelatés commençaient à nous monter au cerveau, nous entonnions joyeusement, en scandant le rythme à coups de talons, l’ode d’Horace : Nunc est bibendum, nunc pede libero Pulsanda tellus, etc… Et, tout-à-coup, Floupette, se levant d’un air inspiré, les cheveux en coup de vent, déclamait sa description de la tempête : Quelquefois l’air en feu, du sein d’un noir orage, À la nature entière, effroyable présage, Darde ces traits bruyants, qui portés aux échos Font redouter au loin le retour du chaos. Les animaux tremblants regagnent leurs tanières, etc. Nous avions le culte de la périphrase, comme il convient à des classiques renforcés et nous pensions sérieusement que Racine était très fort. J’en rougis un peu. Il y avait là Dorémus qui est maintenant receveur de l’enregistrement, Guillonet qui ne se doutait pas qu’il serait un jour la fleur des agents voyers, et Chapoulet qu’on appelait le fifi, parce qu’il était le favori du pion et le petit Caillot et le gros Cocogne, enfin toute une bande de joyeux potaches, aujourd’hui dispersés, Dieu sait où. C’était le bon temps. Un jour cependant (nous étions à l’époque des vacances) Floupette vint me trouver et, l’allure mystérieuse, le doigt sur la bouche, dans l’attitude d’un sphinx, un peu plus grassouillet qu’il 7 n’est d’usage, il me dit ces étranges paroles : « Connais-tu Lamartine ? » Je fus, je l’avoue, interloqué. Car j’ignorais jusqu’au nom du chantre de Graziella ! Mais Floupette, avec sévérité : « Et Victor Hugo et Musset et de Vigny et Brizeux ! ah ça, mon cher, mais tu n’as rien lu ? — » — « Si fait, j’ai lu Boileau et Racine : tu te souviens du songe d’Athalie ; nous l’avons appris ensemble ». — « Fi donc Racine est un polisson ». Ce fut dit d’un ton sec et qui n’admettait pas de réplique, j’étais stupéfait ; eh bien, le croiriez-vous ? Floupette avait raison. Est-il rien de plus mortellement ennuyeux que le ron-ron classique, avec ses périodes solennelles qui se font équilibre, comme les deux plateaux de la balance et les trois unités, et ces confidents qu’on dirait tous taillés sur le même modèle, par un fabricant de marionnettes en bois ! Nous nous mîmes d’arrache-pied à l’étude de la poésie romantique et je crois pouvoir dire que nous y réussîmes assez bien. Nous étions tout à coup devenus Jeune France, c’est-à-dire Moyen-âge, même un peu Truands. Le tailleur Éliphas Meyer avait refusé de nous confectionner des pourpoints mi-parti sans l’autorisation de nos parents, mais nous avions des souliers pointus qui pouvaient passer pour être « à la Poulaine » et nous étions coiffés à l’enfant. Par exemple, nous n’acquîmes pas du premier coup l’air fatal et ravagé, si nécessaire à tout romantique qui se respecte. Avec moi, qui suis naturellement pâle et gringalet, cela allait encore, mais, en dépit de ses jeûnes obstinés et du vinaigre qu’il avalait en cachette, Floupette avait vraiment de la peine à se mal porter. C’était un bien gros page pour les châtelaines éthérées dont nous rêvions ; ses bonnes joues roses lui faisaient du tort et personne ne voulut jamais croire qu’il se nourrît exclusivement d’amour et de rosée, ainsi qu’il le donnait à entendre. 8 Parmi les maîtres, ce fut d’abord Lamartine qui eut nos préférences. Il dura bien tout un hiver pendant lequel nous eûmes beaucoup, oh ! beaucoup de vague à l’âme. Je retrouve dans mes vieux papiers une poésie d’Adoré qui date de cette époque. C’est une ode dont voici le début : Aimons ! Aimons ! V oilà la vie ! Aimons dans notre jeune temps ! Bien trop tôt nous sera ravie Cette fleur de notre printemps ! Dans les prés et sur la montagne, Sur les lacs et dans la campagne, Qu’à notre bras une compagne Se penche en levant ses beaux yeux Puis, ô divine rêverie ! Que sa douce haleine fleurie À notre lèvre endolorie Apporte le parfum des cieux ! Le reste à l’avenant, c’étaient des élévations à n’en plus finir, des extases, des prières adressées à l’infini, des rossignols dans l’épais bocage, des nacelles, des barcarolles, des scintillements d’étoiles, des chars de la nuit, des clairs de lune sur la mer, où l’on voyait neiger des fleurs de pêcher, enfin un tas de belles choses dont je ne me souviens plus très bien, car, pour le dire en passant, je suis un peu dévelouté. Le mot est de Floupette qui en a trouvé ou retrouvé bien d’autres. C’est égal ; étions-nous assez jeunes ! Je me souviens que nous 9 soupçonnions notre uploads/Litterature/ les-de-liquescences.pdf

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