L’ESPRIT DU NIHILISME Le dernier livre de Giorgio Agamben, Profanations, est un

L’ESPRIT DU NIHILISME Le dernier livre de Giorgio Agamben, Profanations, est une merveille. Il renoue avec la veine "littéraire", poétique, où la subtilité philosophique s'attache à faire la peinture d'une époque aux couleurs de la Renaissance italienne. On oubliera donc les divisions du passé, pour ce livre qui, dans le droit fil de Stanze, La communauté qui vient, Idée de la prose, convainc que, au-delà du grand philosophe qu'Agamben est bien sûr par ailleurs, il est peut- être, il est sans doute le plus profond penseur de la littérature qu'on ait vu apparaître depuis Blanchot. Voilà probablement la véritable voie où Agamben s'engage, et nous engage. Nous n'en parlerons pas ici; il nous plaît seulement de le signaler. Nous avons dit : oublier les divisions du passé. A vrai dire, nous allons y revenir, mais sur des rivages - si j'ose dire ! - apaisés. Je ne me dédis pas des polémiques du passé, et qui étaient fructueuses et nécessaires. Lorsque on voit aujourd'hui qui sont les ennemis d'Agamben, on comprend qu'il avait, malgré tout, sur la question d'Auschwitz, raison; lorsqu'on voit ce que deviennent ses anciens disciples renégats, plus que jamais on est exposé à la tentation d'un immodéré "éloge du Maître". Mais l'essentiel est que la distance des années, l'évolution des événements et des replacements subjectifs divers (les collectifs Evidenz et Tiqqun, se survivant chacun selon leur mode - on en touchera un mot, qui est au vif du sujet -, semblent précisément décrits, et avec quelle élégance absente de ressentiment, dans le chapitre "Assistants"), bref, l'époque qui s'ouvre, et qui recueille déjà l'héritage d'un "long travail du négatif" à quoi nous participâmes, - tout ceci autorise cette nouvelle mise en perspective : que nous jouions le jeu auquel nous invite Agamben dans ce livre magnifique. On laissera, pour cette raison, du côté du lecteur la découverte des chapitres comme "Les assistants", "Désirer", ou "Magie et bonheur"... Et, pour résumer pourtant tous les points capturés par ces proses exemplaires, nous attacherons à un commentaire très détaillé du chapitre où tout se condense : non seulement tout Agamben, mais encore davantage toute notre discussion avec lui, et qui s'intitule "Éloge de la profanation". Le texte s'initie sur une remontée à la définition ancienne – romaine - du mot "profaner" : celle qui, comme on sait, aboutissait à la figure politique éternelle, pourrait- on dire, de "l' homo sacer ", dont nous battrons le rappel ici, en payant aussi d'exemple. Qu'est-ce qui est sacré? Ce qui, par l'opération de la division, ce que, dans notre langue, nous pointons comme nécessité ontologique de l'excès errant de la représentation, -est retiré de l'usage commun des hommes-. Ce n'est pas simplement, comme le dit Zizek dans Bienvenue dans le désert du réel, celui qui peut être tué sans que ce mot revête aucune "valeur sacrificielle". La figure complexe, et donc relativement obscure, de l' homo sacer, c'est que sa consécration, sa sacralisation, a selon toute vraisemblance précédé sa déchéance; il peut être impunément tué justement parce qu'il est (fut) sacré. L'homo sacer n'est donc pas simplement le "rebut ontologique" de la représentation, du rite sacré; c'est parce qu'il est celui qui aura "joui" du passage par le rite, par l'entéléchie sacrée de la sphère divine, que, restitué à l'usage, à la norme humaine, il n'est plus-normal-du-tout, exécutable avec impunité. Il nous semble donc, et c'est en tout cas ce point qu'il s'agit pour nous âprement de mettre en lumière ici, que l' homo sacer ne s'oppose aucunement à la sphère de la sacralité, de la divinité, de la séparation; mais à la figure de la normalité (de l'équilibre entre présentation et représentation; d'équilibre en général). Seul celui qui est passé par la sphère divine, qui a été "canonisé" par le rite, peut, par l'opération de restitution profane, être, en termes soustractifs, l'a-normal absolu, l'anonyme dont le meurtre compte pour rien. La religion païenne, mais aussi judéo-chrétienne, trouvent leur consécration dans la forme pure du capitalisme. Le capitalisme est la forme pure du religieux, débarrassée de tout contenu projectif : comme le signale Zizek : dans la phase pré-capitaliste, l'essentiel des forces de production est en harmonie, le plus souvent, avec la forme de l'échange, les rapports de production : qui manufacture un produit le vend lui-même. Exception faite du dur moment où des hommes en armure viennent prélever l'impôt, et où la disharmonie des rapports de production surgit avec violence, la séparation de ces dernières d'avec les forces productives est "réconciliée" dans la sphère théologico-politique et la nature divine du souverain. Les rapports de forces alors encore transférés dans la sphère du souverain médiéval, la séparation inscrite dans le religieux; le passage de l'ère religieuse à la "Mort de Dieu" capitaliste, ce n'est rien d'autre qu'une redistribution des termes où la division, désormais portée dans les rapports de production eux-mêmes, a de moins en moins lieu d'être sous le vieux couvert religieux et divin; et telle est la séquence historique complexe que nous traversons, où l'impossibilité de sortir de l'impasse capitaliste, que la pensée d'Agamben nous aide à élucider, parfois malgré; impossibilité de la faire avancer par un "saut" qualitatif-événementiel, se rabat aussi bien sur la répétition mortifère des formes religieuses évidées de leur substance. Ces rappels sont utiles pour lire et suivre le raisonnement d'Agamben. Les religions trouvent nécessaire d'investir cet excès dans des objets, des choses, des corps fictifs et glorieux (qui peuvent, naturellement, coïncider avec les corps effectifs des souverains); et qui définissent en creux la profanation en se soustrayant à tout usage humain, sinon précisément sacrilège. Donc : ce qui est passible de profanation, ce n'est jamais le normal; l' homo sacer ne tombe pas "de naissance" dans l'état non-étatique qui est le sien, mais il est celui qui a d'abord été consacré par la sphère de la séparation, quelle qu'elle soit : religieuse jadis, capitaliste avant-hier, disons spectaculaire-capitaliste aujourd'hui. "Alors que consacrer ( sacrare ) désignait la sortie des choses de la sphère du droit humain, profaner signifiait au contraire leur restitution au libre usage des hommes". "Au sens propre est profane ce qui, de sacré ou de religieux qu'il était, se trouve restitué à l'usage et à la propriété des hommes." C'est moi qui souligne, pour bien marquer la différence avec la lecture juste, mais trop simple, de Zizek : l' homo sacer n'est pas simplement celui qui, d'on ne sait quel coup de baguette, est tuable sans valeur sacrificielle ou même judiciaire, sans qu'on considère l'acte comme homicide (et les procès en révision du "crime contre l'humanité", dont raffole notre époque, n'y peuvent évidemment mais); il est celui qui par sa déchéance, porte, comme en négatif, la marque même de la consécration par la sphère de détention des rapports de production, donc la religion hier, le capitalisme aujourd'hui. Comme le rappelle Agamben avec force, l'ambiguïté "semble appartenir au vocabulaire du sacré comme tel : l'adjectif sacer, avec un contresens déjà souligné par Freud, signifierait tout à la fois "auguste, consacré aux dieux" et "maudit, exclu de la communauté". L'ambiguïté qui est en question n'est pas due seulement à une équivoque, mais elle est pour ainsi dire constitutive de l'opération de la profanation (ou, à l'inverse, de celle de la consécration.)" Profaner veut donc dire : réapproprier. La similarité entre l'événement réappropriateur, et l'équivoque problématique que j'ai essayé d'élucider par rapport à une forme purement nihiliste de l'événement, provient sans doute des contresens en tous genre que nous continuons à nourrir quant à la jouissance. Là encore, peut-être malgré lui, Agamben nous sera d'un précieux secours. C'est-à-dire que le travail élaboré autour d' Événement et Répétition visait à tirer au clair, en moi-même, la confusion qui pouvait exister entre "bon" événement et "mauvais", dont on peut dire que la notion agambénienne de profanation me rapproche à nouveau. "L'événement proprement dit se caractérise de ne délivrer aucune jouissance, mais la chaîne des conséquences", m'a dit quelqu'un, je laisse deviner qui. Il m'a fallu le temps d'un long travail pour m'aviser qu'il avait raison. Mais les affects événementiels de l'amour, de l'art, de la politique, de la science, de la philosophie, -sont bien ces "surjouissances"-, ces jouissances partageant avec la jouissance tous les traits de caractère interrupteurs, et pourtant distincts. Comme dans l'amour, la jouissance de l'événement est une jouissance qui ne se répète pas. Mais on en parlera ailleurs. A première vue, la figure de l' homo sacer, trouverait aujourd'hui son illustration exemplaire dans la prostituée sous les lois de Sarkozy, c'est-à-dire de quelqu'un que vous pouvez violer, taillader et tuer sans encourir la moindre punition réelle -, dissimule dans l'interprétation de Zizek ce qui est en réalité le plus important aujourd'hui : l'indice de sacralité que cette figure a, dans sa définition même, de toute nécessité dû traverser pour se trouver là où elle est. En fait, il faut probablement distinguer deux figures fort différentes de l' homo sacer : celles que nous venons d'évoquer, les figures laissées en reste du tort absolu, anonymes, celles dont l'indice uploads/Litterature/ lesprit-du-nihilisme-pdf.pdf

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