Thomas Mann LA PHILOSOPHIE DE NIETZSCHE À LA LUMIÈRE DE NOTRE EXPÉRIENCE in Etu
Thomas Mann LA PHILOSOPHIE DE NIETZSCHE À LA LUMIÈRE DE NOTRE EXPÉRIENCE in Etudes — Goethe, Nietzsche, Joseph et ses frères traduction par Philippe Jaccottet éditions Rencontre, Lausanne, 1965 (Mermod, 1949) Quand, au début de 1889, on apprit par Turin et Bâle à la fois la nouvelle de la folie de Nietzsche, combien, parmi ceux qui déjà, dispersés sur toute l’Europe, le savaient promis à un grand destin, n’auront pas soupiré à part soi, comme Ophélie : Oh ! qu’un si noble esprit soit ainsi confondu ! [Trad. A. Gide] Et de même dans les vers qui suivent, déplorant le sort affreux de cette intelligence souveraine anéantie par le délire, blasted by ecstasy, et qui ne rend plus qu’un son de cloches désaccordées, il est bien des termes qui pourraient parfaitement s’appliquer à Nietzsche, en particulier cette expression destinée à résumer l’éloge de la jeune affligée : The observ’d of all observers, que Gide traduit : Point de mire de tous les regards. [Texte allemand : « … was Schlegel übersetzt : Das Merkziel der Betrachter. »] Aujourd’hui, nous aurions recours au mot fascinant, tant il est vrai qu’on chercherait en vain dans la littérature, comme dans toute l’histoire de l’esprit, une figure plus fascinante que celle du solitaire de Sils Maria. Mais cette fascination n’est pas sans rappeler beaucoup celle qu’exerce au-delà des siècles le personnage de Shakespeare, le mélancolique prince de Danemark. Nietzsche, Nietzsche penseur et écrivain, le modèle des formes [Trad. A. Gide. Texte allemand : « Der Bildung Muster »], comme l’appellerait Ophélie, fut une figure d’une richesse et d’une complexité culturelles extraordinaires, vraie quintessence d’européanisme en qui l’on put voir comme remémoré, renouvelé, recréé même, mythiquement, tout un passé dont il avait repris la succession, après l’avoir assimilé, dans une imitation plus ou moins consciente ; et je ne doute pas que ce grand idolâtre du masque ait bien vu tout ce qu’il y avait d’hamlétique dans le tragique spectacle qu’offrit, ou dirais-je organisa, sa vie. En ce qui me concerne, moi qui représente, lecteur passionnément bouleversé de son œuvre, un de ces observers de la génération immédiatement postérieure, je puis dire que j’ai ressenti très tôt cette parenté et que j’y goûtai cette ambiguïté de sentiments qui, pour une âme juvénile comme était la mienne, a quelque chose de si neuf, de si troublant et de si enrichissant : un mélange de vénération et de pitié. Ce double sentiment ne m’a jamais quitté. Il n’est autre que le sentiment tragique de la pitié qu’on éprouve à l’endroit d’une âme pliant sous le poids de ses tâches, élue, mais non point née, pour l’aventure de la connaissance et qui, comme Hamlet, y succomba, d’une âme tendre et fine, pleine de bonté, avide d’amour, portée à de hautes amitiés et nullement faite pour la solitude (et la plus profonde encore, la plus glaciale, celle du criminel) à quoi elle fut vouée ; pitié pour un esprit naturellement imprégné d’une profonde piété, enclin à la vénération et attaché aux traditions religieuses, mais forcé par un destin brutal à prêcher, dans un délire impie et déchaîné contre sa propre nature, le barbare débordement de la force, l’endurcissement des consciences et le règne du mal. Il est nécessaire, si l’on veut réaliser le caractère absolument imprévisible et invraisemblablement romanesque de cette existence, de rechercher un peu ses origines et les influences qui contribuèrent à la formation de sa personnalité, sans que, d’ailleurs, il y ait rien senti sur le moment de contraire à sa nature. Né dans la région campagnarde de l’Allemagne centrale, en 1844, quatre ans avant la tentative de révolution bourgeoise, Nietzsche descend, du côté de son père comme du côté de sa mère, d’excellentes familles de pasteurs. On a de son grand-père, comme par ironie, un écrit intitulé : De la durée éternelle du christianisme — Afin d’apaiser les esprits dans la fermentation actuelle. Son père était une espèce de courtisan, précepteur des princesses de Prusse, et devait sa cure à la faveur de Frédéric- Guillaume IV. Ainsi, le sens des « formes », le sentiment de l’honneur, la sévérité des mœurs et l’amour scrupuleux de l’ordre, étaient-ils des familiers de la maison paternelle. Après la mort, prématurée, de son père, le jeune garçon ira vivre à Naumburg, ville de fonctionnaires, cléricale et royaliste. On nous le dépeint « extraordinairement sage » : c’est un enfant modèle notoire, sérieux, bien élevé et doué d’une pieuse éloquence qui lui vaut le surnom de « petit pasteur ». On connaît l’anecdote significative qui nous le montre rentrant de l’école d’un pas digne et mesuré, alors qu’il pleut à verse, parce que le règlement scolaire fait un devoir aux élèves de se bien tenir dans la rue. Il termine brillamment sa formation secondaire dans la célèbre école de Schulpforta [Schulpforta, à quatre kilomètres au sud de Naumburg, ancien couvent cisertcien transformé en école royale.], où règne une discipline encore quasi monacale. Il se sent attiré par la théologie, par la musique aussi, mais se décide pour la philologie classique qu’il étudie à Leipzig sous la férule d’un sévère spécialiste des méthodes philologiques, du nom de Ritschl. Ses succès sont tels que, à peine son devoir d’artilleur accompli, on le nomme, malgré sa jeunesse, à une chaire universitaire, et cela dans cette ville patricienne, pieuse et sévère qu’est Bâle. Cette image d’une nature certes supérieure et très douée, mais parfaitement normale, semble garantir une carrière brillante et correcte. Mais non ! avec une aussi ferme assise, le voilà qu’on entraîne dans des pays perdus ! qui s’aventure (sich versteigen) [L’auteur usant ici du verbe sich versteigen dans un sens qui n’a pas d’équivalent exact en français, le traducteur s’excuse d’en avoir été réduit à calquer le texte original.] sur des cimes mortelles ! Le mot allemand verstiegen, qui a fini par prendre une valeur de jugement moral et spirituel, est un terme emprunté au jargon des alpinistes et désigne la situation du varappeur qui, égaré en haute montagne, ne peut plus faire un pas ni en avant ni en arrière, et se voit perdu. Appliquer ce terme à l’homme qui est sans doute non seulement le plus grand philosophe de la fin du XIXe siècle, mais l’un des plus téméraires héros de la pensée, cela sent un peu son bourgeois. Jakob Burckhardt pourtant, en qui Nietzsche voyait un véritable père, et qui, sans être un bourgeois, avait remarqué très tôt, dans l’esprit de son jeune ami, cette tendance, cette volonté même de se perdre (sich versteigen), de s’aventurer au péril de sa vie, s’est prudemment séparé de lui et l’a laissé tomber avec une espèce d’indifférence qui n’était au fond qu’une manière, toute goethéenne, de se préserver soi-même. Qu’est-ce donc qui, jetant Nietzsche hors des chemins battus, le fit gravir à coups de fouet son calvaire et mourir en martyr sur la croix de la pensée ? Son destin, c’est-à-dire son génie. Mais ce génie porte encore un autre nom : maladie, ce mot non pas dans le sens à la fois vague et général où on a si vite fait de le lier à la notion de génie, mais bien dans une acception si spécifique, si clinique, que de nouveau l’on s’expose à être soupçonné de béotisme et à se voir reprocher de minimiser ainsi la carrière créatrice d’un esprit qui, par son style, sa pensée et sa psychologie, a transformé le climat de toute une époque. Ce serait nous mal comprendre. On l’a souvent dit, et je le répète : la maladie est quelque chose de purement formel, et il importe seulement de savoir avec quoi elle se combine et quel est son contenu. Il s’agit de savoir qui est malade : un honnête imbécile chez qui la maladie est vraiment dépourvue de tout aspect spirituel ou culturel, ou un Nietzsche, un Dostoïevsky. Le côté proprement pathologique et médical des choses est un des aspects de la vérité, son aspect naturaliste si l’on veut, et celui qui aime la vérité et tient à la respecter sans condition n’ira pas, poussé par je ne sais quelle pruderie intellectuelle, renier le moindre des points de vue d’où on peut la considérer. On en a beaucoup voulu au Dr Möbius d’avoir écrit un livre où, en spécialiste, il assimile l’évolution de Nietzsche à celle d’une paralysie progressive. Je n’ai jamais pu partager cette indignation. Cet homme dit, à sa manière, la stricte vérité. En 1865, Nietzsche, alors âgé de vingt et un ans, raconte à son camarade d’études Paul Deussen, devenu plus tard un célèbre spécialiste du sanscrit et des védanta, une singulière aventure. Le jeune homme, parti tout seul pour Cologne, y avait engagé un guide qui devait lui montrer les curiosités de la ville. L’après-midi s’y passe et enfin, vers le soir, Nietzsche lui demande l’adresse d’un bon restaurant. Mais le gaillard, qui a pris à mes yeux la forme d’un émissaire bien inquiétant, le conduit dans une maison de passe. Le jeune homme, pur comme une fillette, tout uploads/Litterature/ nietzsche-par-thomas-mann.pdf
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- Publié le Mai 24, 2022
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