ÉMILE HENNEQUIN C’est avec un sentiment de douleur profonde que j’écris ce nom

ÉMILE HENNEQUIN C’est avec un sentiment de douleur profonde que j’écris ce nom en tête de cet article, car j’aimais Émile Hennequin comme un des meilleurs cœurs, je l’admirais comme une des plus belles intelligences de ce temps. On sait de quelle façon imprévue et tragique il est mort1. Il était allé passer la journée à Samois chez M. Odilon Redon2, le dessinateur psychique, un de ses plus chers compagnons. Il voulut se baigner, la fraîcheur de l’eau le saisit, une congestion pulmonaire subitement se déclara. Sans un cri, sans un geste, en une seconde, il s’affaissa foudroyé. Il fut enterré là par les soins pieux de ses amis. M. Élémir Bourges, M. Paul Margueritte, M. Odilon Redon, qui habitent Samois et qu’il était venu visiter. Émile Hennequin n’avait pas trente ans. Il n’avait pas trente ans, et je connais peu d’hommes – même parmi les plus illustres – dont le savoir fut aussi vaste et dont l’esprit, hanté des plus hautes spéculations de l’entendement humain, fût aussi lumineux et puissant. Dompteur d’idées, historien impassible des arcanes de la vie, il était de la race intellectuelle des Spencer, des Bain, des Taine, supérieur en cela que chez lui, le savant n’avait point étouffé l’artiste ni le poète, au contraire. Je crois bien qu’il était – chose rare – arrivé à l’art par la science, car il n’y avait rien, dans le domaine de la pensée, de l’imagination, de l’activité cérébrale, dont il n’eût raisonné les origines, recherché les causes, pesé les analogies. Il était charmant, d’une physionomie curieusement affinée, suprêmement élégante, et comme voilée de mystère, avec des yeux profonds et doux, ivres et froids, perçants et candides, des yeux de voyant, caractéristiques de son particulier génie et de ses nobles qualités effectives. M. Stéphane Mallarmé m’a dit qu’il ressemblait beaucoup, par l’expression du visage et par l’habitude du corps, à Edgar Poe ; non point l’Edgar Poe tel que nous le restituent les gravures mensongères, mais tel que M. Mallarmé l’a connu : un homme d’une beauté étrange et d’une infinie séduction. Émile Hennequin, d’ailleurs, par la conformité de sa nature intellectuelle avec celle du célèbre écrivain américain, était irrésistiblement attiré vers ce grand poète métaphysique – le plus grand peut-être parmi les plus grands3. Il lui consacra une admirable étude plus complète de détails, plus harmonieuse de jugements, plus probante encore et plus expressive que celle de Baudelaire4, et donna de quelques- uns de ses plus ignorés contes une traduction excellente qui fit la joie des lettrés5. Sa mort est non seulement un épouvantable malheur pour sa famille, un cruel deuil pour ses amis ; elle est aussi une irréparable perte pour le monde intellectuel, car elle emporte, avec Émile Hennequin, l’œuvre merveilleuse que nous attendions de lui, l’œuvre à faire qui n’est pas faite et qu’il eût faite sûrement. Je sais qu’il est hardi et facile de poser de telles affirmations qui, malheureusement, restent sans réponse et presque sans témoignages écrits. Bien des gens seront tentés d’en sourire. J’en appelle à tous ceux qui l’ont approché, j’en appelle à M. Taine qui, du premier coup d’œil, avait deviné l’avenir en ce jeune homme, était allé spontanément vers lui, à M. Taine qui l’estimait à l’égal des grands esprits les plus fortement trempés de cette époque6. 1 Il s’est noyé dans la Seine le 13 juillet 1888. Par erreur, Le Figaro a annoncé la mort de Paul Margueritte. 2 Odilon Redon (1840-1916), peintre visionnaire, auteur d’albums de lithographies (La Tentation de saint Antoine). Très critique à son égard en 1886, Mirbeau le comprendra mieux grâce à Mallarmé. Voir l’article de Pierre Michel, « Octave Mirbeau et Odilon Redon », Histoires littéraires, n° 1, janvier 2000, pp. 136-139. 3 L’influence de Poe est sensible dans plusieurs contes de Mirbeau. Voir J.-F. Nivet, Mirbeau journaliste (thèse / Besançon / 1987), t. II, pp. 332-333, et passim ; voir également Léon Lemonnier, Edgar Poe et les conteurs français, Aubier, éditions Montaigne, Paris, 1947, pp. 66-69. L’étude d’Hennequin sur Poe date de 1885 ; elle sera reprise en 1889 dans Écrivains francisés – Étude critique scientifique (voir Enzo Caramaschi, Essai sur la critique française de la fin-de-siècle : Émile Hennequin, Librairie Nizet, 1974, p. 54 et sq.). 4 Baudelaire a publié trois études sur Poe : « Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages », La Revue de Paris, mars- avril 1852 ; « Edgar Poe, sa vie et ses œuvres », Le Pays, 25 février 1856 ; et « Notes nouvelles sur Edgar Poe », introduction aux Nouvelles histoires extraordinaires (1857). 5 Hennequin avait commencé comme traducteur à l’agence Havas. Il a notamment traduit les Contes grotesques, Ollendorff, 1882 (sept des huit contes étaient traduits pour la première fois). Voir Auriant, « Émile Hennequin, traducteur d’Edgar Poe », Mercure de France, 1er août 1935, pp. 626-631). Pauvre cher Hennequin, avec quelle douloureuse et en même temps douce tristesse, je me rappelle nos causeries, vos causeries plutôt, car vous seul causiez et je vous écoutais. En vous écoutant, j’admirais l’énorme somme de vos connaissances, l’infinie diversité de vos observations, l’abondance, l’éclat, la hardiesse, de vos idées, et ce prodigieux labeur que vous aviez imposé à votre frêle et délicate jeunesse. Il me semblait, en ces moments, que mon intelligence s’élevait vers des mondes que je n’avais ni entrevus, ni soupçonnés, et dont vous m’ouvriez les horizons de lumière. Et devant la constatation de mon infériorité, non seulement je n’éprouvais pas d’amertume, c’était au contraire une reconnaissance pour tout ce que vous mettiez en moi de choses nouvelles et belles, de frissons inconnus, de résolutions enthousiastes, c’était surtout une fierté de vous aimer, et d’être aimé de vous… Et vos projets ?... Est-il possible que tout cela soit fini, et que vous soyez mort ? Émile Hennequin meurt sans laisser l’œuvre magistrale et définitive qu’il rêvait, et pour l’accomplissement de laquelle, chaque jour, avec fièvre, avec passion, il amassait des matériaux, prodiges d’investigation scientifique, d’observation humaine et de sensations esthétiques. Toutefois, il laisse assez de belles études, les unes déjà publiées, les autres qui le seront bientôt par les soins de ses amis, pour justifier l’enthousiasme qu’il avait su exciter autour de lui et toutes les espérances – hier encore des certitudes – que nous fondions en lui et que son affreuse mort vient de briser. Ce sont de remarquables pages de critiques parues dans la Revue indépendante, dans la Nouvelle revue, où l’on était bien un peu surpris de voir ce fier et libre talent parmi les Tercy encombrants et les vagues Chantavoine. Elles étonnèrent d’abord, par leur ampleur et leur nouveauté, car elles ne relevaient d’aucune méthode connue, ou du moins, appliquée jusqu’ici. Cette méthode, Émile Hennequin l’expliquait et la développait en un livre de doctrine qui paraissait quelques jours avant sa mort : La Critique scientifique7, livre savant où l’on peut mesurer toute l’étendue de ce rare et haut esprit. « De son origine à son état actuel, écrit-il, la critique des œuvres d’art accuse dans son développement deux tendances divergentes, dont on peut constater aujourd’hui l’antagonisme. Il convient de ne plus confondre des travaux aussi différents que la chronique d’un journal sur le livre du jour, les notes bibliographiques d’une revue, les feuilletons qui racontent le Salon ou les pièces de la semaine, et certaines études, par exemple de M. Taine, un chapitre de Rood sur la peinture, les recherches de Posnett sur la littérature de clan, de Perker sur l’origine des sentiments que nous associons à certaines couleurs, de Reuton et de Bain sur les formes du style8. Tandis que les écrits de la première sorte s’attachent, en effet, à critiquer, à juger, à prononcer catégoriquement sur la valeur de tel ou tel ouvrage, livre, drame, tableau, symphonie, ceux de la seconde poursuivent un tout autre but, tendant à déduire, des caractères particuliers de l’œuvre, soit certains principes d’esthétique, soit l’existence chez son auteur d’un certain mécanisme cérébral, soit une condition définie de l’ensemble social dans lequel elle est née, à expliquer par des lois historiques ou organiques les idées qu’elle exprime et les émotions qu’elle suscite. « Rien de moins semblable que l’examen d’un poème en vue de le trouver bon ou mauvais, besogne presque judiciaire et communication confidentielle qui consiste, en beaucoup de périphrases, à porter des arrêts et à avouer des préférences, ou l’analyse de ce poème, en quête de renseignements esthétiques, psychologiques, sociologiques, travail de science pure, où l’on s’applique à démêler des causes sous des faits, des lois sous des phénomènes, étudiés sans partialité et sans choix. » 6 La conception scientifique qu’Hennequin se faisait de la critique le situait dans la continuité de Taine en même temps que dans celle de Spencer. 7 L’essentiel de l’ouvrage a été pré-publié à La Revue contemporaine dans les numéros d’août-septembre-octobre 1886. 8 Rood, professeur de physique à l’université de Columbia de New York, est l’auteur d’une Théorie scientifique des couleurs et leur application à l’art et à l’industrie (1881). Hutchinson Posnett a écrit une uploads/Litterature/ octave-mirbeau-emile-hennequin.pdf

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