Annelies Schulte Nordholt : Patrick Modiano, Dora Bruder : du mémorial individu
Annelies Schulte Nordholt : Patrick Modiano, Dora Bruder : du mémorial individuel au mémorial collectif Université de Paris 8, Institut d’Etudes Européennes, 14 février 2019, Séminaire « Patrick Modiano : la fabrique d’un Nobel », sous la direction de Mme Prof. Clara Lévy Je suis venue aujourd’hui vous parler de Dora Bruder de Patrick Modiano. Mais j’aimerais commencer par un autre livre, plus récent, qui lui est à mon sens très proche : Les disparus de Daniel Mendelsohn, paru en 2007 en traduction française. Mendelsohn, écrivain juif américain né en 1960, part ici sur les traces de la famille de son grand-oncle maternel : une famille de six personnes, qui ont trouvé la mort lors du génocide des Juifs de Bolechow, en Bukovine, en 1942 ( ?). La quête de Mendelsohn présente bien des points communs avec celle de Modiano, qui pourrait en être un des modèles. Comme celle-ci, elle commence par le silence, par un blanc : au prix de longues années de démarches, de recherches en archive, de voyages autour du monde à la recherche des quelques survivants, Mendelsohn réussira à rassembler quelques données sur eux et sur les circonstances de leur mort. Secundo, le livre de Mendelsohn semble, à première vue, un récit documentaire basé sur des pièces d’archives mais s’avère vite de facture ultra-littéraire, par sa construction savante et l’alternance des chapitres narratifs avec des chapitres d’exégèse de la Thora (enchevêtrement qui , bien entendu, ne rapproche pas ce livre de Modiano mais plutôt de W ou le souvenir d’enfance de Perec). Mais Dora Bruder est aussi un récit de facture éminemment littéraire, quoiqu’en aient dit les critiques lors de sa parution. Troisième point commun. Le sous-titre des Disparus, dans l’édition originale, est : In Search of Six of the six million. Cette enquête veut reconstruire l’histoire de quelques individus, donc d’une partie infime des victimes, dans la conviction que, malgré leur singularité, ces individus renvoient à tous les autres, dans une relation de métonymie : de la partie au tout. En érigeant un mémorial aux six membres de la famille de Schmiel Jaeger, Mendelsohn érige un monument à tous les Juifs de Bolechow, et plus largement d’Ukraine et aux six millions. Dans Dora Bruder, Modiano fait de même, et de manière plus explicite que Mendelsohn : la première partie du récit, sur Dora et ses parents, est inséparable de la seconde, qui contient les brèves biographies de beaucoup d’autres victimes au sort comparable à celui de Dora : de jeunes Juifs parisiens comme elle. Les deux livres sont donc des ouvrages de mémoire non seulement individuelle mais aussi collective. Dans ma lecture de Dora Bruder, j’essaierai d’explorer cet aspect de la mémoire collective, passionnant parce qu’il pose bien des problèmes, par exemple par rapport à la dimension autobiographique du récit – qui semble nous dire justement le contraire ! Pour pouvoir le faire, il nous faut approfondir plusieurs points : pourquoi, d’abord, Modiano a-t-il choisi de parler de Dora Bruder, au lieu des milliers d’autres victimes semblables ? Comment la dimension autobiographique du récit se concilie-t-elle avec la volonté de faire un mémorial pour Dora mais aussi pour tous les jeunes Juifs parisiens persécutés comme elle ? Et par quels moyens Modiano parvient-il à faire un mémorial à la fois individuel et collectif ? Là, il s’agira de mieux comprendre sa façon des servir des documents d’archive et les lieux, c’est-à-dire de l’espace urbain, en tant que véhicule de la mémoire. Commençons par la première question : le ‘choix’ de Dora Bruder comme sujet du récit. J’ai mis choix entre guillemets car il s’agit en fait d’autre chose : d’un déclic, de quelque chose qui a déclenché son désir fervent de connaitre les dessous de cette personne qui lui est d’abord parfaitement inconnue, dont il ne connait pas même l’existence, pendant de longues années. Par les travaux notamment d’Alan Morris, excellent modianien britannique, on connait maintenant assez bien la longue genèse de DB. Le premier déclic a été la parution, en 1978, du Mémorial de la déportation des Juifs de France, la première liste complète des 75.000 victimes, avec (dans la mesure du possible) la date et le lieu de naissance et le numéro du convoi par lequel ils ont été déportés. La publication du Mémorial de Klarsfeld provoque chez Modiano un fort désir de sauver les victimes de l’oubli. Mais ce désir ne se concrétise que dix ans plus tard, en 1988, lorsqu’il découvre l’annonce qui ouvre le récit : l’avis de recherche de Dora Bruder, publié dans le Paris Soir du 31 décembre 1941. C’est là que son désir, d’abord diffus, se cristallise sur la personne de Dora. C’est sur elle qu’il va enquêter, en conjonction avec Klarsfeld qui soutiendra sa recherche, et lui fournira notamment la plupart des photographies décrites dans le récit. C’est une enquête qui durera encore près de dix ans. Voici cette annonce : « on recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1m55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41, Boulevard Ornano, Paris. « C’est le premier document inséré dans le récit, qui en comporte beaucoup. Il fonctionne comme un appel direct à Modiano, même s’il a été publié plus de 40 ans plus tôt. Et ce non seulement parce que c’est un avis de recherche, mais aussi parce que (comme tout avis de recherche) il est au présent : « on recherche », ici et maintenant. D’où son urgence. La précision du descriptif, et son style lapidaire, renforcent cette urgence : « L’extrême précision de quelques détails me hantait […] Et la nuit, l’inconnu, l’oubli, le néant tout autour. » (53). Mais il y a deux autres aspects qui ont pu surtout ‘accrocher’ Modiano. Premièrement le fait qu’il s’agit ici d’une fugue d’adolescent : selon toute évidence, c’est une adolescente en cavale, de plus en 1941, en pleine Occupation, et cette adolescente, son nom et prénom l’indiquent suffisamment, est juive. C’est par cette fugue d’abord, qui révèle son caractère rebelle, que Modiano va s’identifier à elle : elle l’amènera à se souvenir de sa propre fugue d’adolescent, à quinze ans également, en janvier 1960 (ch. 11, p. 57). Un autre élément qui détermine le déclic, c’est l’adresse, 41, Bd. Ornano : un quartier bien connu de Modiano. Dans le premier chapitre, il affirme avoir hanté ce quartier à des stades différents de sa vie. C’est par les lieux – les rues, les places - que la fusion va se faire, entre Dora Bruder et lui. On y reviendra. Enfin, certains critiques l’ont signalé, mais c’est un peu spéculatif, le nom de Bruder a pu résonner tout particulièrement dans l’oreille de Modiano. Par son enquête, il a été amené à se sentir de plus en plus le ‘frère’ (Bruder) de Dora. Ou peut-être que ce nom l’a fait songer à son propre frère, mort en bas âge… D’autres (Denis Cosnard) ont souligné que Dora est le prénom de plusieurs membres de la famille de Modiano, appartenant à la génération de son père (Cosnard, 220). Tous ces éléments font que DB est un récit de genre hybride : entre biographie et autobiographie. Biographie, ou tentative de biographie, le récit l’est déjà par son titre, « Dora Bruder » : c’est comme un nom inscrit sur une épitaphe. Dora Bruder, qui a péri à Auschwitz, n’a pas de tombeau, mais Modiano semble le lui avoir érigé. Son but est de rassembler les jalons principaux de sa vie et de celle de ses parents. Il se concentre sur les années 1941-42, où Dora entre au pensionnat, fait plusieurs fugues, finit par être arrêtée, emprisonnée aux Tourelles puis déportée à Auschwitz par Drancy. La question centrale qui tenaille Modiano est alors : où s’est-elle cachée pendant sa fugue de l’hiver 1941-42 et comment a-t-elle pu survivre pendant plusieurs mois sans être arrêtée ? Cependant, dans sa structure, le récit n’a rien d’une biographie ou d’un récit de vie, car il est fait de fragments et de blancs, il n’a rien de linéaire. Il défie même toute chronologie, sautant sans cesse entre le présent et le passé, entre Dora et lui-même. Ainsi, dès le premier chapitre, on a un enchevêtrement de couches temporelles qui donne vite le vertige : en 1996 (le moment de la narration, où il écrit ce récit), le narrateur affirme avoir lu, en 1988, une annonce datant de 1941, qui lui a immédiatement fait revivre ses propres passages dans le quartier, dans son enfance (donc dans les années 50), et plus tard, en 1965 et en 1968. Ainsi, le récit commence non par Dora mais par ‘je’, il met au premier plan le Je du narrateur, et détaille les circonstances de son enquête sur Dora. Et ce narrateur – alter ego de Patrick Modiano – est aussi le protagoniste du récit, puisque c’est lui qui mène l’enquête. Dora Bruder est non pas une enquête mais le récit et même uploads/Litterature/ patrick-modiano-dora-bruder-du-memorial-pdf.pdf
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- Publié le Oct 20, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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