Paul Ricœur Sur la traduction Parmi les textes rassemblés ici, « Défi et bonheu

Paul Ricœur Sur la traduction Parmi les textes rassemblés ici, « Défi et bonheur de la traduction» est un discours tenu à l'Institut historique allemand le 15 avril 1997; «Le paradigme de la tra­ duction» (leçon d'ouverture à la Faculté de théologie protestante de Paris, octobre 1998) a été publié dans Esprit (nO 853, juin 1999). «Un "passage" : traduire l'intraduisible» est inédit. DANGER  TUE LE UVRE Tous droits réservés. La loi du Il mars 1957 inter­ dit les copies ou reproductions destinées à une uti­ lisation collective. Toute représentation ou repro­ duction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'au­ teur et de l'éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et sui­ vants du Code pénal. 3e tir age ISBN 2-227-47367-3 © Bayard, 2004 3 et 5, rue Bayard, 75008 Paris Défi et bonheur de la traduction Vous me pennettrez d'exprimer ma grati­ tude aux autorités de la Fondation DV A 1 à Stuttgart, pour l'invitation qu'elles m'ont faite de contribuer à mon tour, et à ma façon, à la remise du Prix franco-allemand de Traduction 1996. Vous avez accepté que je donne pour titre à ces quelques remarques « Défi et bon­ heur de la traduction ». J'aimerais en effet placer mes remarques consacrées aux grandes difficultés et aux petits bonheurs de la traduction sous l'égide du titre L 'épreuve de l 'étranger 2, que le regretté 1. Deutsches Verlagsansta1t. C'est à la fois une branche de la Fon­ dation Bosch et une maison d'édition. 2. A. Berman, L'épreuve de l'étranger, Paris, Gallimard, 1995. Sur la traduction Antoine Berman a donné à son remarquable essai : Culture et traduction dans l'Allemagne romantique. Je dirai d'abord et plus longuement les dif­ ficultés liées à la traduction en tant que pari difficile, quelquefois impossible à tenir. Ces difficultés sont précisément résumées dans le terme d'« épreuve », au double sens de « peine endurée » et de « probation ». Mise à l'épreuve, comme on dit, d'un projet, d'un désir voire d'une pulsion : la pulsion de traduire. Pour éclairer cette épreuve, je suggère de comparer la « tâche du traducteur » dont parle Walter Benjamin sous le double sens que Freud donne au mot « travail », quand il parle dans un essai de « travail de souvenir » et dans un autre essai de « travail de deuil ». En traduc­ tion aussi, il est procédé à certain sauvetage et à un certain consentement à la perte. Sauvetage de quoi? Perte de quoi? C'est la question que pose le terme d'« étranger » dans le titre de Berrnan. Deux partenaires sont en effet mis en relation par l'acte de traduire, l'étranger - terme couvrant l'œuvre, l'auteur, Défi et bonheur de la traduction s'a langue - et le lecteur destinataire de l' ou­ vrage traduit. Et, entre les deux, le traducteur qui transmet, fait passer le message entier d' un idiome dans l'autre. C'est dans cette incon­ fortable situation de médiateur que réside l'épreuve en question. Franz Rosenzweig a donné à cette épreuve la forme d'un paradoxe. Traduire, dit-il, c'est servir deux maîtres: l'étranger dans son œuvre, le lecteur dans son désir d'appropriation. Auteur étranger, lecteur habitant la même langue que le traducteur. Ce paradoxe relève en effet d'une problématique sans pareille, sanctionnée doublement par un vœu de fidélité et un soupçon de trahison. Schleiermacher, que l'un de nos lauréats honore ce soir, décomposait le paradoxe en deux phrases : «amener le lecteur à l'auteur», « ame­ ner l'auteur au lecteur ». C'est dans cet échange, dans ce chiasme que réside l'équivalent de ce que nous avons appelé plus haut travail de souvenir, travail de deuil. Travail de souvenir d'abord : ce travail, que l'on peut aussi comparer à une parturition, porte sur les deux pôles de la traduction. D'un côté, 9 Sur la traduction 10 il s'attaque à la sacralisation de la langue dite niaternelle, à sa frilosité identitaire. Cette résistance du côté du lecteur ne doit pas être sous-estimée. La prétention à l'auto­ suffisance, le refus de la médiation de l' étran­ ger, ont nourr i en secret maints ethnocentrismes linguistiques et, plus gravement, maintes pré­ tentions à l'hégémonie culturelle telle qu'on a pu l'observer de la part du latin, de l'Antiquité tardive à la fin du Moyen Âge et même au-delà de la Renaissance, de la part aussi du français à l'âge classique, de la part de l'anglo-améri­ cain de nos jours. l'ai employé, comme en psy­ chanalyse, le terme de « résistance » pour dire ce refus sournois de l'épreuve de l'étranger de la part de la langue d'accueil. Mais la résistance au travail de traduction, en tant qu'équivalent du travail du souvenir, n'est pas moindre du côté de la langue de l'étranger. Le traducteur rencontre cette résis­ tance à plusieurs stades de son entreprise. IlIa rencontre dès avant de commencer sous la forme de la présomption de non-traduisibilité, qui l'inhibe avant même d'attaquer l'ouvrage. Défi et bonheur de la traduction Tout se joue, tout se passe comme si dans l'émotion initiale, dans l'angoisse parfois de commencer, le texte étranger se dressait comme une masse inerte de résistance à la traduction. Pour une part, cette présomption initiale n'est qu'un fantasme nourri par l'aveu banal que l'original ne sera pas redoublé par un autre ori­ ginal ; aveu que je dis banal, car il ressemble à celui de tout collectionneur face à la meilleure copie d'une œuvre d'art. Celui-ci en connaît le défaut majeur qui est de ne pas être l'origi­ nal. Mais un fantasme de traduction parfaite prend la relève de ce banal rêve qui serait l'ori­ ginal redoublé. Il culmine dans la crainte que la traduction, parce que traduction, ne sera que mauvaise traduction, en quelque sorte, par définition. Mais la résistance à la traduction revêt une forme moins fantasmatique une fois le travail de traduction commencé. Des plages d'intra­ duisibilité sont parsemées dans le texte, qui font de la traduction un drame, et du souhait de bonne traduction un pari. À cet égard, la tra­ duction des œuvres poétiques est celle qui a le 11 Sur la traduction plus exercé les esprits, précisément à l'âge du romantisme allemand, de Herder à Goethe, de Schiller à Novalis, plus tard encore chez von Humboldt et Schleiermacher, et, jusqu'à nos jours, chez Benjamin et Rosenzweig. La poésie offrait en effet la difficulté majeure de l'union inséparable du sens et de la sonorité, du signifié et du signifiant. Mais la traduction des œuvres philosophiques qui nous concerne davantage aujourd'hui, révèle des difficultés d'un autre ordre et, en un sens, aussi intraitables, dans la mesure où elle sur­ git au plan même du découpage des champs sémantiques qui s'avèrent non exactement superposables d'une langue à l'autre. Et la dif­ ficulté est à son comble avec les maîtres-mots, les Grundworter, que le traducteur s'impose parfois à tort de traduire mot à mot, le même mot recevant un équivalent fixe dans la langue d'arrivée. Mais cette légitime contrainte a ses limites, dans la mesure où ces fameux maîtres­ mots, Vorstellung, Aufhebung, Dasein, Erei­ gnis, sont eux-mêmes des condensés de tex­ tualité longue où des contextes entiers se Défi et bonheur de la traduction reflètent, pour ne rien dire des phénomènes d'intertextualité dissimulés dans la frappe même du mot. Intertextualité qui vaut parfois reprise, transformation, réfutation d'emplois antérieurs par des auteurs relevant de la même tradition de pensée ou de traditions adverses. N on seulement les champs sémantiques ne se superposent pas, mais les syntaxes ne sont pas équivalentes, les tournures de phrases ne véhiculent pas les mêmes héritages culturels ; et que dire des connotations à demi muettes qui surchargent les dénotations les mieux cer­ nées du vocabulaire d'origine et qui flottent en quelque sorte entre les signes, les phrases, les séquences courtes ou longues. C'est à ce com­ plexe d'hétérogénéité que le texte étranger doit sa résistance à la traduction et, en ce sens, son intraduisibilité sporadique. Concernant les textes philosophiques, armés d'une sémantique rigoureuse, le paradoxe de la traduction est mis à nu. Ainsi, le logicien Quine, dans la ligne de la philosophie analy­ tique de langue anglaise, donne la forme d'une impossibilité à l'idée d'une correspondance 13 Sur la traduction 14 sans adéquation entre deux textes. Le dilemme est le suivant : les deux textes de départ et d'ar­ rivée devraient, dans une bonne traduction, être mesurés par un troisième texte inexistant. Le problème, c'est en effet de dire la même chose ou de prétendre dire la même chose de deux façons différentes. Mais ce même, cet iden­ tique n'est donné nulle part à la façon d'un tiers texte dont le statut serait celui du troisième homme dans le Parménide de Platon, tiers entre l'idée de l'homme et les échantillons humains supposés participer à l'idée vraie et réelle. À défaut de ce texte tiers, où résiderait le sens même, l'identique sémantique, il n'y a pour seul recours que la lecture critique de quelques spécialistes uploads/Litterature/ paul-ricoeur-sur-la-traduction.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager