χώρα • REAM, 15‑16, 2017/2018, pp. 381‑414 Penser le Bien et le Mal avec Empédo

χώρα • REAM, 15‑16, 2017/2018, pp. 381‑414 Penser le Bien et le Mal avec Empédocle* Jean‑Claude Picot (Centre Léon Robin, CNRS/Université Paris‑Sorbonne) Abstract. A ready answer to the question of Empedocles’ thinking about Good and Evil is to be found in Aristotle, who provides us with this simple rule of thumb : Good is associated with Love, and Evil with Hate. Fundamentally obvious as that rule may be (it makes us think in particular of Love’s masterpiece in the cosmic cycle, the Sphairos), we need to go beyond Aristotle’s words. This article investigates several topics : fire, the sun, water, the hoard of divine thought, reincarnation, Empedoclean ethics, and, finally, the Blessed Ones. Complexity rules our quest to determine what belongs to the Good and what belongs to the Bad. There are times when Love takes advantage of Hate’s ability to cause separation. The sun, manifestation par excellence of fire, is loaded with ambivalence in Empedocles – even though the high value placed almost universally on light is a commonplace in Greek thought. Empedocles is torn between his sense of wonder at the works of Aphrodite and his pessimism on recognizing the infernal cycle in which mortals are involved. Dans le monde conçu par Empédocle, depuis un temps immémorial et pour tous les temps à venir, Nécessité régit l’alternance de pouvoir entre l’Amour (Philotès) et la Haine (Neikos). L’Amour et la Haine sont les deux puissances qui agissent sur les quatre racines divines (fr. 61 : Zeus, Héra, Aïdôneus et * Je remercie Anca Vasiliu de m’avoir donné l’occasion d’exposer certaines vues concernant Empédocle lors d’une journée d’étude «Le Soleil, image du Bien». Je remercie Ivanete Pereira et Anne‑Laure Therme qui ont bien voulu m’apporter ensuite leurs critiques et leurs conseils à la lecture d’un premier projet de cet article. Marwan Rashed m’a aidé pour les derniers pas. Je reste seul responsable des interprétations et des éventuelles erreurs qui subsisteraient dans la présente version. 1. Tous les fragments (fr.) cités ici, sans autre précision, sont issus de H. Diels, W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, Weidmann, 19516, et concernent Empédocle (DK 31). Pour un fragment et ses sources, sur internet voir http ://www.placita.org/Citationsnf.aspx. Jean‑Claude Picot 382 Nestis) – autrement connues comme les quatre éléments (feu, air, terre, eau) – et sur les êtres formés à partir de ces éléments2. Toute la matière du monde est entraînée dans un cycle cosmique qui se répète à l’infini, allant progressivement de la séparation stricte des quatre éléments (le dinos3) à l’union de ces éléments en un vaste mélange intime, un dieu de forme sphérique (Sphairos), pour ensuite revenir progressivement à leur séparation, et ainsi de suite. Divers êtres vivants et mortels existent dans les périodes intermédiaires entre les deux pôles du dinos et du dieu Sphairos4. Selon Aristote, chez Empédocle, l’Amour est la cause du bien et la Haine la cause du mal5. Rapportons les mots mêmes d’Aristote (Métaphysique, Α, 4, 985 a 4‑10) : Je désigne par B suivi de la numérotation de Diels le contexte donné par Diels (sources antiques) et le fragment (fr.) édité correspondant à ce contexte. La lettre A suivi de la numérotation de Diels, sans autre précision, concerne un témoignage relatif à Empédocle. Le Papyrus de Strasbourg édité par A. Martin et O. Primavesi est signalé par MP . L’ouvrage de A. Laks et G. Most, Les Débuts de la philosophie, Paris, Fayard, 2016, est signalé par l’abréviation LM. 2. Il existe sept êtres divins strictement immortels chez Empédocle : Nécessité, Philotès et Neikos, et les quatre racines divines correspondant aux quatre éléments. On parle souvent des six principes d’Empédocle, sans inclure Nécessité. Toutefois, Simplicius témoigne de sept principes empédocléens en Commentaire à la Physique, p. 197, 10. Voir J. Bollack, Empédocle, I, Introduction à l’ancienne physique, Paris : Éditions de Minuit, 1965, pp. 155‑156. – Je retiens la correspondance suivante des racines divines (fr. 6) aux éléments : Zeus = feu, Héra = air, Aïdôneus = terre, Nestis = eau. Sur cette question, voir J.‑C. Picot, «L’Empédocle magique de P . Kingsley», Revue de philosophie ancienne, XVIII(1), 2000, pp. 25‑86. La correspondance ne se réduit pas une identification, car les noms divins disent plus que les appellations profanes des éléments («Un nom énigmatique de l’air chez Empédocle [fr. 21.4 DK]», Les Études philosophiques, 2014, n°3, pp. 343‑373, à la page 351). 3. Ce terme (δῖνος = tourbillon), introduit par A. Martin et O. Primavesi, se devinerait dans le papyrus de Strasbourg en d 8, à l’accusatif, pour supporter un adjectif qualificatif : πολυβενθ[έα Δῖνον ?]. Voir L’Empédocle de Strasbourg : P . Strasb. gr. Inv. 1665‑1666. Introduction, édition et commentaire, Strasbourg ‑ Berlin ‑ New York, Bibliothèque Nationale et Univer­ sitaire de Strasbourg ‑ W. de Gruyter, 1999, pp. 146‑147, 304‑306. L’édition de R. Janko en 2004 reprend la conjecture (avec seulement le passage de la capitale initiale Δ à une minuscule ; je suis en accord avec Janko sur la minuscule). L’édition de Primavesi en 2011 et 2012 (in J. Mansfeld et O. Primavesi, Die Vorsokratiker, Stuttgart : Philipp Reclam jun.) maintient l’édition Martin‑Primavesi de 1999. Le terme de dinos est utile pour désigner le temps de la séparation totale, caractérisé par un fort mouvement des masses élémentaires. 4. Il va sans dire que cette brève présentation de la philosophie d’Empédocle ne fait pas l’unanimité chez les spécialistes d’Empédocle. Mais il faut partir de quelque part et mettre rapidement un certain nombre de cartes sur table. Concernant ce point, je m’appuie sur les travaux de M. Rashed, La jeune fille et la Sphère. Études sur Empédocle, Paris, Presses de l’Université Paris‑Sorbonne, 2018. 5. Aristote n’est pas seul à commenter ainsi les vers d’Empédocle. Sous A 29, Platon (Sophiste, 242d‑243a) fait dire à l’Étranger d’Élée : «Certaines Muses […] de Sicile [i.e. Empédocle] […] disent que le tout est alternativement un et ami du fait d’Aphrodite, et multiple et hostile à lui‑même en raison d’une certaine discorde». Sous B 18, Plutarque (Isis et Osiris, 370 D) dit : «Empédocle appelle le principe qui produit le bien Amour Penser le Bien et le Mal avec Empédocle 383 εἰ γάρ τις ἀκολουθοίη καὶ λαμβάνοι πρὸς τὴν διάνοιαν καὶ μὴ πρὸς ἃ ψελλίζεται λέγων Ἐμπεδοκλῆς, εὑρήσει τὴν μὲν φιλίαν αἰτίαν οὖσαν τῶν ἀγαθῶν τὸ δὲ νεῖκος τῶν κακῶν· ὥστ᾽ εἴ τις φαίη τρόπον τινὰ καὶ λέγειν καὶ πρῶτον λέγειν τὸ κακὸν καὶ τὸ ἀγαθὸν ἀρχὰς Ἐμπεδοκλέα, τάχ᾽ ἂν λέγοι καλῶς, εἴπερ τὸ τῶν ἀγαθῶν ἁπάντων αἴτιον αὐτὸ τἀγαθόν ἐστι [καὶ τῶν κακῶν τὸ κακόν]. Car si on poursuivait le raisonnement d’Empédocle, et si on le prenait dans son esprit et non dans son expression littérale qui n’est qu’un balbutiement, on trouverait que l’Amitié est la cause du bien, et la Haine, celle du mal. Par conséquent, si l’on soutenait qu’Empédocle, en un sens, a mentionné, et mentionné le premier, le Bien et le Mal comme principes, peut‑être aurait‑on raison, s’il est vrai que la cause de tous les biens est le Bien lui‑même, [et la cause de tous les maux, le Mal]. (Trad. J. Tricot) Aristote prend suffisamment de précautions de langage pour que l’on soit sûr qu’Empédocle n’exprimait pas de façon claire et concise que «l’Amitié est la cause du bien, et la Haine, celle du mal». Connaisseur de l’œuvre d’Empédocle, Aristote procède par déduction. En étudiant le corpus empédocléen aujourd’hui à notre disposition, je voudrais mettre en lumière les passages de l’œuvre qui valident l’affirmation d’Aristote, et aussi montrer les subtilités qui font que les choses sont parfois moins simples que ce que dit Aristote. Ce sera la tâche du présent article de penser le Bien et le Mal à partir du point de vue d’Empédocle, autrement dit à partir de ce que l’on peut comprendre des vers du poète6. (Philotès) et Amitié (Philiè), et souvent Harmonie […]». Sous B 131, Hippolyte ou Pseudo‑Hippolyte (Réf. Hérésies, 31.3.1‑4) dit : «Car Empédocle dit qu’il y a un monde administré par Discorde la mauvaise, et un autre, intelligible, administré par l’Amour, et que ce sont là les deux différents principes du bien et du mal […]» (trad. R88 LM). En Métaphysique Λ, 1075 b 1‑4, Aristote confirme et développe son affirmation du livre Α au sujet de l’Amour : ἀτόπως δὲ καὶ Ἐμπεδοκλῆς· τὴν γὰρ φιλίαν ποιεῖ τὸ ἀγαθόν, αὕτη δ᾽ ἀρχὴ καὶ ὡς κινοῦσα (συνάγει γάρ) καὶ ὡς ὕλη· μόριον γὰρ τοῦ μίγματος. Le μῖγμα dont parle Aristote n’exclurait pas le Sphairos. 6. Un article précédent traite dans une de ses parties du Bien chez Empédocle : G. Journée, «Dualités présocratiques», Chôra. Dualismes, H.‑S. 2015, pp. 113‑140, aux pages 131‑139. La question du Bien et du Mal dans la Physique d’Empédocle (Les Origines selon J. Bollack) a été abordée dans une section de l’ouvrage de J. Bollack, Empédocle, I, op. cit., pp. 60‑64, section intitulée «Au‑delà du Mal (Métaphysique Λ 10, A 4.)». La question est reprise ça et là dans son opuscule, Empédocle : Les Purifications. Un projet de paix universelle, Paris, Éditions du Seuil, 2003, uploads/Litterature/ picot-j-c-penser-le-bien-et-le-mal-avec-empe-docle-2018.pdf

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