L'ÉVÉNEMENT ET L'ÉVENTUALITÉ : LES FORMES DU SUBLIME DANS L'ŒUVRE DE DON DELILL
L'ÉVÉNEMENT ET L'ÉVENTUALITÉ : LES FORMES DU SUBLIME DANS L'ŒUVRE DE DON DELILLO Florian Tréguer Belin | « Revue française d’études américaines » 2004/1 no99 | pages 54 à 71 ISSN 0397-7870 ISBN 270113739X DOI 10.3917/rfea.099.0054 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2004-1-page-54.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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The multiple forms taken by the sublime (forms of the uncertain or the impossible, openly constrained, forced, fabricated) invariably mark a limit in the narrative to be followed by a subsequent reflection on the commerce between representation and infinity in the world. If words cannot express the sublime, the ambivalent forms (the unstable, infinite regression, the virtual) found in novels like White Noise, Libra and Mao II reveal the problematics of its event. L ’ événement du sublime chez Don DeLillo naît avant tout de la fascination d’une œuvre pour ses propres limites et se pose régulièrement en termes de ce qu’il est possible au roman de représenter. Par quoi, cette œuvre cherche toujours à pointer sa propre extériorité dans un impossible débord d’elle-même – ce qui la borne, l’expérience même de la butée, l’ouvrant simultanément à une réflexion esthétique sur les enjeux de la représentation. En cela, elle épouse la pensée contemporaine du sublime qui marque que l’œuvre fait limite : à la fois comme principe limitant (désignant ce qui hors d’elle est infini, indéterminé, intégrant ou induisant par là-même, comme en creux, une figure de cet infini) et comme une manière de liminologie romanesque, d’interrogation des modalités d’inscription du texte dans le monde. Aussi ce n’est pas tant dans l’inintelligibilité postulée du réel que s’origine le sublime chez DeLillo, que dans l’agrammaticalité potentielle, toujours menaçante, de la représentation. De la portion du monde qu’embrasse Libra, il est ainsi marqué qu’elle est L’événement et l’éventualité : les formes du sublime dans l’œuvre de Don DeLillo Florian TRÉGUER Université Rennes 2 L’ © Belin | Téléchargé le 25/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 80.14.75.35) © Belin | Téléchargé le 25/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 80.14.75.35) littéralement « perdue pour la syntaxe » (« lost to syntax and other arrangement» [181]). Si on croise ici la problématique générale du sublime qui s’éprouve mais défie toute mise en mots, on recoupe plus exactement cette proposition de Jean-François Lyotard selon laquelle «[l]e sentiment du sublime se manifeste quand la présentation de formes libres fait défaut» (L’Inhumain 124). Les romans de DeLillo consignent bien ce déficit formel (forme introuvable pour l’imagination ou indisponible à la représentation) avant d’articuler une écriture analogique de l’informe qui, dans le jeu d’instances dédoublées, cherche à montrer ce qu’elle ne peut effectivement présenter. En ce sens, le sublime est d’abord le miroir tendu au désarroi d’une conscience en prise avec un monde contemporain, complexe et systémique, qu’elle n’arrive plus à saisir dans sa multiplicité. Comme l’a fait remarquer DeLillo dans un entretien: «It is just my sense that we live in a kind of circular or near-circular system. […] The secrets within systems, I suppose, are things that have informed my work. But they’re almost secrets of consciousness, or ways in which consciousness is replicated in the natural world.» (DeCurtis 61). Les formes qu’emprunte le sublime renvoient à cette faillibilité et à cette labilité des consciences (personnages, narrateurs) auxquelles elles ne cessent d’être coextensives. Marques d’un scepticisme à l’égard du jeu de la représentation, elles sont aussi ouvertement frappées d’incertitude. Elles affichent quelque chose de forcé, de fabriqué ou de controuvé, se signalant toujours à la lecture comme autant de scandales ou hiatus de la diégèse, et partant, de commentaires sur l’instabilité même du texte. Qu’il s’agisse du célèbre nuage toxique dans White Noise (événement de la nébulosité même du représenté), du matriciel Rapport Warren sur l’assassinat de John Kennedy dans Libra (codage d’un infini du monde rétif à la présentation) ou encore du double virtuel de l’otage dans Mao II (ouverture à l’espace-temps de la simulation), ces formes tracent les figures d’un événement foncièrement problématique, inassignable ou éventuel. Événements du sublime Si la relation des romans de DeLillo au sublime semble aller de soi, c’est que l’œuvre se prête, du moins donne prise, à la réactivation des catégories classiques du sublime autant qu’elle justifie, aux yeux de la critique, l’avatar d’un sublime dit technologique ou postmoderne. Qu’on la soumette, par exemple, à la théorie sociale de Fredric Jameson (capacité de l’œuvre à résister au pouvoir, en intégrant dans sa représentation l’infini du social, imprésentable en soi) ou au scepticisme de Stanley Cavell (l’esprit outrepasse l’imperfection de l’instrument linguistique, l’expérience d’un infondé originaire du langage libérant paradoxalement ses pouvoirs), elle présente une certaine et trompeuse disponibilité. À ce titre, l’abord d’un LES FORMES DU SUBLIME DANS L’ŒUVRE DE DON DELILLO REVUE FRANÇAISE D’ÉTUDES AMÉRICAINES 55 © Belin | Téléchargé le 25/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 80.14.75.35) © Belin | Téléchargé le 25/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 80.14.75.35) roman comme White Noise peut être périlleux, tant son nuage radioactif, ses couchers de soleil tout aussi toxiques et nommément postmodernes («Another postmodern sunset, rich in romantic imagery. Why try to describe it?» [227]) ont immédiatement fourni – commentaires compris, serait-on tenté de dire – les modèles tout trouvés d’une réévaluation contemporaine du sublime. Tel qu’il nous est livré, l’événement qui vient brusquement interrompre la vie routinière de la famille Gladney (un nuage chimique, provoqué par le déraillement d’un train, menace d’irradier la population de Blacksmith) se présente d’emblée comme une « vision » spectaculaire, soigneusement dramatisée par la narration: The enormous dark mass moved like some death ship in a Norse legend, escorted across the night by armoured creatures with spiral wings. We weren’t sure how to react. It was a terrible thing to see […] But it was also spectacular, part of the grandness of a sweeping event [...]. Our fear was accompanied by a sense of awe that bordered on the religious. It is surely possible to be awed by the thing that threatens your life, to see it as a cosmic force, so much larger than yourself, more powerful, created by elemental and wilful rhythms. This was death made in the laboratory, defined and measurable, but we thought of it at the time in a simple and primitive way, as some seasonal perversity of the earth like a flood or tornado, something not subject to control. Our helplessness did not seem compatible with the idea of a man-made event. (White Noise 127) La question demeure au premier chef de l’intérêt de cette réécriture de la sublimité selon les canons de la théorie classique, romantique, dont la prégnance conduit ici jusqu’à la reformulation à peine modulée des tours «oxymoroniques» de la Philosophical Enquiry de Burke ou de la Critique de la faculté de juger de Kant (« outlandish wonderment », « our fear was accompanied by a sense of awe» [127]; ou encore, plus loin, «we don’t know whether we are watching in wonder or dread» [324]). Le héros-narrateur, Jack Gladney, décrit jusque dans la modulation d’affects contradictoires, soudés dans un temps infinitésimal, cette syncope du sentiment sublime dans le conflit ou hiatus entre imagination et entendement: «We weren’t sure how to react» (127), «It is hard to know how we should feel about this» (324). Comme chez Burke, l’émotion sublime est ici concaténation du ravissement et de l’effroi («delightful horror»), par laquelle l’esprit ravi vit dans le suspens ou la privation de l’objet. Les couchers de soleil d’une insoutenable beauté («the sunsets had become almost unbearably beautiful» [170]), à la fois traces sensibles du phénomène toxique et rémanence de son insaisissable événement, prolongent ici la jouissance du contact sublime. Ils tendent un prisme coloré à la vision de l’événement comme ils continuent de vérifier son aura centrifuge («everything in our field of vision seemed to exist in order to gather the light of this event» [227]). Dans le prolongement du texte, ils sont l’occasion renouvelée d’interroger la nature ambiguë du sublime éprouvé dans son FLORIAN TRÉGUER 56 N° 99 FÉVRIER 2004 © Belin | uploads/Litterature/ rfea-099-0054 1 .pdf
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- Publié le Fev 26, 2022
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