Exercices de rhétorique 2 | 2013 Sur Virgile Sinon orator (Énéide, II, 69-194)
Exercices de rhétorique 2 | 2013 Sur Virgile Sinon orator (Énéide, II, 69-194) Christiane Deloince-Louette Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhetorique/177 DOI : 10.4000/rhetorique.177 ISSN : 2270-6909 Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes Édition imprimée ISBN : 978-2-84310-263-9 Référence électronique Christiane Deloince-Louette, « Sinon orator (Énéide, II, 69-194) », Exercices de rhétorique [En ligne], 2 | 2013, mis en ligne le 28 janvier 2014, consulté le 12 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/rhetorique/177 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhetorique.177 Ce document a été généré automatiquement le 12 septembre 2020. Les contenus de la revue Exercices de rhétorique sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International. Sinon orator (Énéide, II, 69-194) Christiane Deloince-Louette Ce langage insidieux, l’artifice du parjure Sinon surprirent notre confiance : la ruse, des larmes forcées prirent au piège ceux que n’avaient domptés ni le fils de Tydée, ni le Thessalien Achille, ni dix ans de siège ni mille vaisseaux1. 1 Plus efficace que dix années de siège, le discours de Sinon du chant II de l’Énéide est, pour Énée qui le rapporte à Didon, la cause de la ruine de Troie. On se souvient des faits : alors que l’armée grecque a déserté son camp, les Troyens découvrent avec stupeur l’énorme cheval que leurs ennemis ont laissé sur la plage. Apparu dans un état pitoyable, Sinon le Grec est sommé de dire qui il est et ce qu’il sait. Il parle longuement, expliquant successivement la haine d’Ulysse à son égard et le sacrifice auquel il a échappé, et comment Pallas a retiré son appui aux Grecs qui, sur l’ordre de Calchas, lui offrent en compensation le cheval immense. Les Troyens, pleins de pitié, lui accordent une place parmi eux et pour se concilier les bonnes grâces de la déesse, détruisent leur muraille et font entrer dans la ville le cheval et les soldats qu’il contient. Sinon a emporté leur conviction, les Grecs sont dans la place, Troie va être détruite. 2 À quoi tient donc la force de conviction du discours de Sinon ? « Dolis lacrimisque coactis », à « ses ruses et à ses larmes feintes », dit Virgile (ou Énée). Mais que sont ces ruses ? Feinte, dissimulation, manipulation, le mot dolus dit la condamnation morale du menteur. Les commentateurs anciens de Virgile2 lui associent la calliditas, l’habileté3. La ruse ici relève de l’art rhétorique. Le cas est exemplaire : si l’on en croit le récit d’Énée, Sinon se présente aux Troyens « dans le dessein d’ouvrir Troie aux Achéens, s’assurant de son courage, également prêt à tramer ses ruses ou à périr d’une mort certaine4. » Le succès ou la mort. Grec, donc ennemi, Sinon n’est a priori pas crédible : il ne peut prononcer un discours en bonne et due forme. Chez lui, plus que chez d’autres, l’art doit être caché. Chez lui, plus que chez d’autres, l’art doit être efficace. Il y va de sa vie. 3 Ce paradoxe — efficacité extrême, dissimulation des procédés — a nourri les lectures des commentateurs, de Servius au jésuite La Cerda et à Ferrazzi5. Tous signalent l’art Sinon orator (Énéide, II, 69-194) Exercices de rhétorique, 2 | 2013 1 immense de Sinon (« ingens » dit Servius, au vers 181) mais l’expliquent de façons différentes. On fera l’hypothèse que l’efficacité de Sinon tient essentiellement à la disposition de son discours, comme le laisse d’ailleurs entrevoir le texte lui-même dont la continuité est brisée à intervalles réguliers par les réactions des Troyens rapportées par Énée, soulignant par là les étapes du processus de conviction que l’orateur franchit avec succès. La difficulté tient à la définition du processus. Est-il fondé sur un ou sur plusieurs discours successifs ? Tire-t-il son efficacité de l’ordre dans lequel les faits sont énoncés ou des moyens mis en œuvre pour émouvoir les auditeurs ? La confrontation des commentaires anciens permettra sans doute de préciser l’artificium de Sinon qui tend à brouiller le dispositif rhétorique en l’utilisant admirablement. Si l’art suprême est de cacher l’art, le discours de Sinon est un modèle. Et l’on ne peut critiquer les Troyens de s’y être laissés prendre. Cacher l’art 4 Au second livre de son De l’Orateur, Cicéron détermine deux types possibles de dispositio : le premier tient à la nature de la cause (« altera, quam adfert natura causarum »), le deuxième relève du jugement et de la clairvoyance de l’orateur (« altera, quae oratorum iudicio et prudentia comparatur6 »). La première, qui prend appui sur les parties attendues du discours, pourrait paraître la plus aisée à repérer. Un rapide tour d’horizon des commentateurs va montrer qu’il n’en est rien. Les frontières du discours 5 La délimitation du discours est un premier problème. Rapporté par Énée à Didon, il s’insère en effet dans un récit où le narrateur, à plusieurs reprises, intervient lui-même parfois pour le commenter mais surtout pour rapporter les réactions, voire les propos de Priam et des Troyens. Le morcellement induit par cette situation explique peut-être les divergences concernant l’exorde ou le début du discours d’une part, sa conclusion d’autre part. L’exorde 6 La majorité des commentateurs font débuter le discours de Sinon au vers 77 : « Cuncta equidem tibi, rex, fuerit quodcumque, fatebor / uera, inquit… » (« Je vais te dire toute la vérité, ô roi, quoi qu’il puisse arriver, dit-il… »). C’est le cas de Melanchthon pour qui Sinon commence par une insinuatio, autrement dit un exorde pour auditoire hostile, proclamant sa bonne foi avant d’en venir au fait pour tenter d’amadouer ceux qui sont ses ennemis. Lauban, de même, signale au vers 77 la présence de la propositio, la proposition principale du discours (ici dire toute la vérité), en ces termes : « [Methodus est in] Propositione cum Attentione, per Pollicitationem Veritatis », « Il énonce la proposition et stimule l’intérêt de l’auditoire en promettant de dire la vérité7. » L’attentio, on le sait, est un des trois mouvements que l’exorde doit susciter chez les auditeurs, avec la benevolentia et la docilitas. Dans ses Exercices de rhétorique (Exercitationes rhetoricae), Ferrazzi propose le même découpage : Il entre en matière en déclarant qu’il dira la vérité. C’est ainsi qu’il met les Troyens dans de bonnes dispositions et éveille leur curiosité. Sinon orator (Énéide, II, 69-194) Exercices de rhétorique, 2 | 2013 2 Cuncta equidem] […] exorditur tamen professus se vera dicere, unde sibi benevolos, docilesque Trojanos faciat […]. Si l’attentio est ici absente, on a là les deux autres marqueurs de l’exorde : la benevolentia et la docilitas. 7 Or Servius auct., suivi bien plus tard par La Cerda, souligne que les premiers mots de Sinon, sa longue et pitoyable exclamation des vers 69-72, sont fondamentaux : Hélas ! quelle terre désormais, dit-il, quelles mers peuvent me recevoir ? Ou que me reste-t-il donc enfin dans mon malheur, moi qui n’ai plus nulle part de place chez les Danaens, tandis que de surcroît les Dardanides, animés contre moi, réclament eux-mêmes mon supplice et mon sang8 ? Voici le commentaire de Servius auct. : HÉLAS] […] Car par cette exclamation et l’accroissement de son malheur il a mis le juge dans de bonnes dispositions à son égard et a éveillé son intérêt par la nouveauté de sa plainte. HEV QUAE NUNC] […] hac enim exclamatione et miseriae auctu benivolum sibi iudicem fecit, querelae autem novitate attentum. La benevolentia et l’attentio sont donc acquises avant le vers 77 et l’exorde (Servius dit « principium ») commencerait au vers 699. 8 La Cerda suit Servius en insistant davantage sur l’actio de Sinon, la manière dont il compose son visage avant de prendre la parole : [65] Mais quel est le début du discours ? Écoute : « Hélas, etc. » Qu’arrivera-t-il à un misérable qui n’a de place ni sur la terre ni sur la mer ? Il l’explique aussitôt : je n’ai pas de place sur la mer parce je n’en ai plus auprès des Danaens qui se sont désormais embarqués ; je n’en ai pas sur la terre car les Troyens me sont hostiles et réclament mon supplice : non une peine légère, mais la mort. [73] Devant des marques de douleurs si extraordinaires, l’hostilité se change en dispositions favorables. […] Sed quod orationis initium ? Audi. Heu quae me, etc. Quid fiet misero homini, cui neque in terra locus, neque in mari ? Ista mox explicat : nullus mihi in mari locus, quia nullus usquam apud Danaos, qui jam navigant : nullus in terra ; nam Trojani mihi infensi sunt, poenasque poscunt, neque has leves, sed cum sanguine. Aen. II, 73. Ad tam inusitatam doloris significationem, qui prius aversi erant animo, conversi ad benevolentiam sunt. L’antithèse aversi/conversi (dans la dernière phrase du texte latin) souligne la rapidité du changement des Troyens qui sont prêts désormais à écouter Sinon. La Cerda n’utilise pas non plus le terme d’exorde : il préfère parler du début du discours (« orationis initium ») et noter qu’après l’exclamation uploads/Litterature/ rhetorique-177.pdf
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- Publié le Nov 14, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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