MALLARMÉ, LE SUJET DE LA POÉSIE Yves Delègue Presses Universitaires de France |
MALLARMÉ, LE SUJET DE LA POÉSIE Yves Delègue Presses Universitaires de France | « Revue d'histoire littéraire de la France » 2001/5 Vol. 101 | pages 1423 à 1432 ISSN 0035-2411 ISBN 9782130517801 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2001-5-page-1423.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) MALLARMÉ, LE SUJET DE LA POÉSIE1 YVES DELÈGUE* Dans un de ses Cahiers, Valéry a écrit de Mallarmé qu’il avait « le goût du marivaudage avec l’Absolu »2. Pour être jolie, la formule n’en est pas moins perfide, car elle revient à nier la sincérité de celui qui, non sans sourire de lui-même, il est vrai, déclarait tout de même son « incompé- tence, sur autre chose que l’absolu »3. L’absolu, c’était, « au creux néant musicien »4, une poésie enfin déliée (ab-soluta), délivrée peut-être, de tous les sujets qui la remplissaient habituellement. Pour accéder à cet espace pur, irrespirable, où « rien n’aura[it] lieu que le lieu », le poète devait dépouiller tout le vieil homme. Mallarmé n’était pas dupe de son utopie, de ce « leurre » peut-être, à savoir « cette cime menaçante d’ab- solu [...] : au-delà et que personne ne semble devoir atteindre »5. Pareille exigence imposait la rareté de la production. Dès son temps, ce fut le point qui cristallisa les haines. Ainsi Max Nordau, le seul pam- phlétaire auquel Mallarmé a nommément répondu dans son œuvre6, le raillait dans son Dégénérescence, qui fit du bruit quand il parut en 1892. Il comparait ce « grand poète “né malheureusement sans mains” », disait- il, aux sorciers du Sénégal qui offrent des paniers vides à la vénération des nègres, et il ajoutait : « D’une façon absolument semblable, le vide RHLF, 2001, n° 5, p. 1423-1432 * Université de Strasbourg. 1. Ce texte a fait l’objet d’une communication lors du Colloque « Mallarmé » organisé par la ville de Sens, les 26 et 27 septembre 1998. 2. Cahiers 9 (1922), éd. du CNRS, p. 154. 3. Mallarmé, Œuvres complètes, éd. Mondor, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », « Solennité », p. 330. Toutes mes citations de Mallarmé sont empruntées à cette édition. 4. « Autres poèmes et sonnets » p. 74. 5. « Richard Wagner » p. 546. 6. « La Musique et les Lettres », p. 651. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE 1424 7. Je cite dans la traduction donnée chez Alcan, 1903, 6e édition, t. I, p. 230-231. Le titre allemand était Entartung. « L’art dégénéré », de sinistre mémoire, a trouvé son premier théori- cien en Nordau, qui fut pourtant ensuite avec Hertzl l’un des pionniers du sionisme. 8. « Reportage », au sens journalistique du terme, était un néologisme que le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey date de 1877, par référence à Littré. 9. « La Littérature, doctrine », p. 850 : « Avec ses vingt-quatre signes, [celle-ci] exactement dénommée les Lettres [...], système agencé comme spirituel zodiaque, implique sa doctrine propre, abstraite, ésotérique comme quelque théologie ». 10. « Crise de vers », p. 366. Mallarmé est le fétiche des symbolistes, qui sont d’ailleurs fort au-dessous des nègres du Sénégal »7. Pour ce « vulgarisateur », comme le qualifiait Mallarmé, bêtise et racisme déjà allaient de pair. LA POÉSIE ET SES FAUX SUJETS « Le vide Mallarmé » avait en effet vidé la poésie de tout sujet dont elle se nourrissait immémorialement : à savoir les récits que racontaient l’épopée et le théâtre, le roman, ou bien les sentiments (amour, mort, nature, patriotisme) que chantaient les stances lyriques, ou encore les pen- sées de l’esprit dont on faisait les poèmes didactiques ou philosophiques. Il renonçait d’un coup aux sujets qui avaient réparti la poésie en « genres » reconnus et la rendaient accessible au public. En vertu d’une décision radicale et sans appel, Mallarmé en finissait avec « l’universel reportage », c’est-à-dire avec la pratique qui fixait à la poésie d’être une prose plus riche et de reporter dans les vers tous les clichés du monde pour lui donner du sens. Le journal quotidien lui paraissait illustrer exem- plairement cette perversion8, même s’il discernait dans sa mise en page faite pour l’œil, le travail d’une force obscure qui poursuivait autre chose que l’imposition du sens pour tous. La poésie, privée de ses sujets habituels, s’enfonçait donc dans les ténèbres de l’hermétisme, qui, après des siècles de clarté française, sem- blait revenir de l’Orient, réservant aux seuls initiés le secret de ses révéla- tions. Mallarmé se réclamait, non sans distance, des « kabbalistes » pour redonner un sens plus pur au mot Littérature9. Les profanes semblaient n’avoir pas accès au Temple. Le plus étrange, c’est que le poète s’en excluait lui-même. C’est le point qui aujourd’hui encore surprend le plus, et chacun a en mémoire la fameuse injonction : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots »10. Il fallait aussi purifier l’œuvre de ce sujet qui s’en croyait le premier principe, l’initiateur. Aux mots, en effet, d’occuper la place abandonnée par le sujet-auteur, qui jusque là s’at- tribuait l’initiative, et se prenait pour un démiurge, rival du Dieu créateur. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) MALLARMÉ, LE SUJET DE LA POÉSIE 1425 11. Cahiers, 22 (1939) p. 435. Valéry répondait pour son compte ainsi à sa question : « Pour moi ce serait l’être vivant et pensant, [...] En somme, le Langage issu de la Voix, plutôt que la Voix du Langage ». En quoi il contredisait Mallarmé, qui, dans sa lettre autobiographique, disait de son « travail personnel [qu’il serait] anonyme, le Texte y parlant de lui-même et sans voix d’auteur » (p. 663) 12. « Villiers de L’Isle Adam », p. 481. Je reviendrai plus loin sur la suite de cette affirmation. 13. « La Musique et les Lettres », p. 657. 14. « L’Action restreinte », p. 372.` Dans un autre de ses Cahiers, Valéry s’interrogeait : « Mais au fait, qui parle dans un poème ? Mallarmé voulait que ce fût le Langage lui- même »11, un langage sans énonciateur. Au public belge, qui était venu en février 1890 écouter sa « Conférence » sur l’ami Villiers, il assénait d’en- trée de jeu cette vérité : « Sait-on ce que c’est qu’écrire ? [...] Qui l’ac- complit, intégralement, se retranche. Autant, par ouï-dire, que rien existe et soi, spécialement, au reflet de la divinité éparse »12. Déjà au plus pro- fond de « l’arrière-boutique toute franche » où Montaigne se retranchait pour se découvrir dans l’écriture, la mutilation, la perte du sujet était pro- grammée, dès lors que celui-ci comprendrait qu’au regard de la Nature, cette « divinité éparse », il n’était qu’un rien d’existence. Celui qui s’en- orgueillissait de poser sa signature sur son œuvre pour l’authentifier, pour affirmer sur elle ses droits (en tous sens) d’auteur, comme s’il en était le créateur, le détenteur-propriétaire, celui-là cédait au leurre de sa conscience, ignorant la force qui travaille en lui. Il fallait « supprimer le Monsieur qui reste en l’écrivant »13, ce personnage biographique qui écrit pour satisfaire sa « faim » narcissique. « Anonyme », « impersonnelle », sont les deux termes dont use le plus fréquemment Mallarmé pour qualifier « l’œuvre pure », laquelle, déjà pri- vée de sa cause efficiente, l’est aussi, par une évidente symétrie, de sa cause finale : une œuvre sans auteur-destinateur ne peut avoir de lecteur- destinataire. Mallarmé va jusqu’au bout de son paradoxe : « Imperson- nifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant »14. L’œuvre idéale, telle le granit sur la tombe de Poe, serait un calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, météorite dû à l’explosion d’un astre inconnu, sans origine, sans fin, mor- ceau d’objectalité, si je peux employer ce terme pour signifier que le uploads/Litterature/ rhlf-015-1423.pdf
Documents similaires










-
45
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 13, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2909MB