Cahiers de civilisation médiévale Un roman initiatique ismaélien du Xe siècle.

Cahiers de civilisation médiévale Un roman initiatique ismaélien du Xe siècle. † Henry Corbin Citer ce document / Cite this document : Corbin Henry. Un roman initiatique ismaélien du Xe siècle.. In: Cahiers de civilisation médiévale, 15e année (n°57), Janvier- mars 1972. pp. 1-25; doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.1972.2019 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1972_num_15_57_2019 Fichier pdf généré le 15/05/2018 Henry CORBIN Un roman initiatique ismaélien du Xe siècle i Le « Livre du Sage et du disciple » II s'agit d'un texte en arabe, un inédit, parmi les innombrables inédits de la littérature ismaélienne dont nous ne connaissons encore qu'une faible part1. C'est un texte qui appartient au genre littéraire que l'on désigne comme roman initiatique, et qui est intitulé « Le Livre du Sage et du disciple » (Kitâb al-'âlim wa'l-gholâm). En bref il nous enseigne, dans un schéma idéal, quel sens il y a à devenir ismaélien et comment on le devient2. Parmi tous les ouvrages ismaéliens venus jusqu'ici à notre connaissance, il a un caractère unique. Il est très différent des textes de la littérature ismaélienne classique de l'époque fâtimide; il a de magnifiques audaces que l'on ne trouve pas, en général, dans celle-ci. Bien qu'il ait été attribué tantôt à Mansûr al-Yaman (ine/ixe s.), tantôt à son petit-fils ou arrière-petit-fils, Ja'far ibn Mansûr al-Yaman (ive/xe s.)3, ces attributions restent douteuses dans l'état actuel de nos connaissances. En tout cas il est certainement de haute époque, au plus tard du ive/xe s., et il est possible que la véhémence à laquelle il atteint parfois soit une trace d'influence qarmate. Tel qu'il se présente en manuscrit, l'ouvrage n'est pas d'une étendue considérable (il représenterait quelque cent trente pages de texte arabe dans un volume de format in-octavo, ce qui en traduction française pourrait atteindre quelque deux cents pages) . 1. Pour un exposé détaillé de l'ismaélisme et de ses rapports avec le shî'isme duodécimain, voir notre Histoire de la philosophie islamique, vol. I, Paris, Gallimard, 1964; notre Trilogie ismaélienne (Bibliothèque Iranienne, 9) Téhéran /Paris, Adrien-Maisonneuve, 1961, ainsi que notre ouvrage En Islam iranien : aspects spirituels et philosophiques, Paris, Gallimard, 1971, t. Ier, L,ivre I. 2. Nous avons consacré, à l'École des Hautes Études, une année de cours à cet ouvrage d'un intérêt unique; voir notre résumé dans «l'Annuaire École prat. Hautes et. », Ve section, [Se. relig.] 1970/71, p. 220-232. I/ouvrage a été signalé par le regretté W. Ivanow, Ismaili literatur, a Bibliographical Survey, p. 18, n° 10. Malheureusement nous ne pouvons citer que pour mémoire la brève étude The Book of the Teacher and the Pupil, publ. p. Ivanow dans ses Studies in Early Persian Ismaelism, Bombay, 19552, p. 61 et ss. En particulier nous n'arrivons pas à comprendre comment W. Ivanow (ibid., p. 65) fait d'Abû Mâlik le maître du disciple; sur ce personnage qui n'apparaît que dans la seconde partie du dialogue et qui sera converti à l'ismaélisme par Sâlih, voir infra les chap. IV et V. 3. Mansûr al-Yaman fut un célèbre dâ'î ismaélien qui, antérieurement à l'avènement des Fâtimides, s'acquitta avec beaucoup de succès d'une mission de propagande à Aden en 266/879. Quant à son petit-fils ou arrière petit-fils, Ja'far ibn Mansûr al-Yaman, il écrivait vers 380/990, puisque, dans l'une de ses œuvres, il indique que cent vingt ans se sont écoulés depuis la disparition du XIIe Imâm des shî'ites duodécimains (260/874; Ivanow, Ismaili Literature, p. 22, n° 23). Ce que nous connaissons de l'un et l'autre auteur ne semble pas confirmer l'attribution de notre texte à l'un ou à l'autre. Style, procédé de composition (dialogue) et surtout contenu diffèrent. I/attribution à Ja'far ibn Mansûr semble d'autant plus difficile que cet auteur appartient à la période fâtimide et que renseignement de notre roman initiatique diffère nettement de l'ismaélisme classique de cette période à laquelle tout indique qu'il est antérieur (voir infra, chap. V). 1,'audace de sa thèse finale pourrait trahir une influence qarmate; le nom de l'auteur fut-il omis par prudence, ensuite oublié, puis remplacé par l'un des grands noms de la période classique? Quoi qu'il en puisse être, l'analyse que nous donnons ici montre dans cet ouvrage un cas exemplaire d'un genre littéraire qui convenait particulièrement bien à la gnose ismaélienne, à savoir le roman initiatique, et dont il est un des très rares, sinon le seul témoin. 1,'auteur fait preuve d'une très grande finesse- psychologique dans les propos qu'il prête à ses personnages, ainsi que d'un sens remarquable de l'action dramatique. Nous disposions, pour nos recherches, des photocopies de trois manuscrits. Aussi avions-nous demandé à notre élève, M. Habib Feki, d'en établir un texte critique, ce dont il s'est acquitté avec beaucoup de soin ; nous espérons que cette édition critique pourra être publiée prochainement. Bien entendu, la tâche d'analyser et de résumer un texte de ce genre, en produisant un certain nombre de citations exemplaires du dialogue, offre de sérieuses difficultés. Nous nous sommes attaché à faire ressortir les grandes lignes et les moments essentiels de l'action dramatique qui sous-tend le dialogue d'un bout à l'autre, et le fait apparaître en plus d'un cas comme un petit chef-d'œuvre. 11 nous a fallu élaguer, condenser, jusque dans les interventions des personnages, afin de ne pas laisser les propos se disperser en allusions et digressions qui eussent demandé des annotations considérables. Celles-ci sont réservées pour la traduction française intégrale qui accompagnera ou suivra la publication de l'édition critique. HENRY CORBIN La rédaction de ce roman initiatique est, d'un bout à l'autre, vivante et dramatique. Ce n'est pas un récit à la première ou à la troisième personne, mais un dialogue au cours duquel chacun des personnages mis en scène nous révèle son caractère et ses préoccupations. Mais il s'agit de tout autre chose que d'un dialogue platonicien. Il y a changement de lieu ; les personnages se déplacent ; il y a une action dramatique qui progresse, si bien que l'on pourrait en concevoir une mise en scène analogue à celle de certains de nos « mistères » du moyen âge4. Les progrès de l'action sont marqués par des intermèdes confiés à un « récitant » anonyme qui se confond avec l'auteur. Les dramatis ftersonae sont au nombre de cinq : il y a le Sage (al-'âlim), dont la qualification figure dans le titre même de l'ouvrage; son rôle est de personnifier parfaitement le dâ'î ismaélien, et c'est pourquoi, sans doute, aucun nom propre ne lui est donné. Il y a le disciple, le néophyte, qui à son tour deviendra un maître, tout au long de la seconde partie du livre, là seulement où nous apprenons enfin quel est son nom personnel, Sâlih. Il y a le Shaykh, dont il est parlé avec une suprême vénération et qui est le substitut de l'Imâm; il apparaît au sommet du livre, lors du rituel d'initiation. Il y a le père de Sâlih, qui est désigné comme le shaykh al-Bokhtorî. Il y a Abu Mâlik, le mollâ et conseiller des notables de la bourgade où vivent Sâlih et son père5. Le récit est mis en route, au cours d'un entretien entre un groupe de disciples et leur maître, par l'évocation du personnage dont le rôle dominera toute la première partie du livre : le Sage, al-'âlim. Nous apprenons simplement que c'est un Persan (un « homme du Fârs », la Perside) dont longue et féconde fut l'expérience spirituelle. Telle qu'elle est caractérisée, celle-ci nous met d'emblée au cœur de l'ésotérisme ismaélien. Ce que nous entendons dans le prologue, c'est une sorte de monologue intérieur au cours duquel notre dâ'î (le Sage, l'émissaire ismaélien) se remémore le propos si fréquemment répété par son propre père : la meilleure et la plus importante des œuvres en ce monde, c'est « la résurrection des morts ». Ainsi, se dit-il, « j'étais moi-même un mort; Dieu a fait de moi un vivant, quelqu'un qui sait (un gnostique)... Ce qui m'incombe désormais, c'est de montrer ma reconnaissance pour cette grâce divine, en transmettant à ceux qui viendront après moi le dépôt qui m'a été confié (al-amâna) , de même que me l'ont transmis ceux qui sont venus avant moi. » Et sa méditation se poursuit : ce dépôt est descendu depuis le Plérôme suprême jusqu'aux créatures de ce monde, finalement est parvenu jusqu'à lui. Mais il n'est pas le terme final de cette chaîne mystique. Le dépôt venu jusqu'à lui n'est pas sa propriété, c'est le « gain » de ses prédécesseurs; lui-même, en tant qu'admis à la haute connaissance, est aussi le « gain » de ses devanciers, le fruit de leur action. D'emblée ce monologue intérieur nous livre les deux grands leitmotive du livre : résurrection des morts et éthique du dépôt confié. D'une part, nous savons déjà que cette résurrection s'entend des morts au sens vrai, c'est-à-dire de ceux qui sont spirituellement morts, parce que le sens vrai de 4. De ce point de vue, l'on peut en gros y distinguer un Prologue et deux Actes. Prologue : Entretien entre un Sage et un groupe d'initiés, au cours duquel est évoqué le uploads/Litterature/ roman-initiatique-ismae-lien-1.pdf

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