TROIS POÈMES DE MENGUESTOU LEMMA TRADUITS PAR CONSTANTIN KAÏTÉRIS* ien que son

TROIS POÈMES DE MENGUESTOU LEMMA TRADUITS PAR CONSTANTIN KAÏTÉRIS* ien que son œuvre soit quantitativement assez mince et qu’il soit difficile de se procurer ses livres – en particulier ses poèmes – Mengestou Lemma (1928-1988) est un des écrivains préférés des lecteurs et du public éthiopiens. Né, Harar, il a grandi à Addis-Abéba. Grâce à son père l’aleqa Lemma Haïlu, un prêtre lettré, il a commencé par suivre une scolarité religieuse traditionnelle – et a pu avoir ainsi accès à la poésie en guèze – puis il a fréquenté l’école moderne. En 1948 il part étudier en Angleterre où il suivra les cours de la London School of Economics tout en lisant beaucoup, aussi bien les classiques du marxisme que la littérature européenne. À son retour en Éthiopie, il est d’abord nommé à un poste à l’ambassade à New Dehli. Il fera ensuite carrière au Ministère de la Culture, à l’Académie des Langues éthiopiennes, et comme enseignant au Département d’études théâtrales de l’Université d’Addis-Abéba. B Ses deux pièces les plus connues et les plus jouées ጠልፎ፡በኪሴ (ṭälfo bäkisé, Mariage par enlèvement) et ያላቻ፡ጋብቻ (yalatcha gabetcha, Un mariage inégal) sont les deux premières comédies du théâtre de langue amharique. Sous des situations et des dialogues comiques, ce sont des questions sociales et de société qui y sont posées. Toute son œuvre est d’ailleurs marquée par son attention aux problèmes de la société éthiopienne. Menguestou Lemma a publié deux recueils de poèmes : የግጥም፡ጉባኤ (Yegetem Gubaé, Une réunion de poèmes) en 1964 – d’où est tiré Nostalgie – et ባሻ፡አሸብር፡በአሜሪካ (Basha ashäber bäamérika, L’Honorable Asheber en Amérique) en 1975 – d’où sont extraits le poème éponyme du recueil et Les aiguilles– mais contenant des poèmes écrits longtemps auparavant. Sa poésie marque une transition entre la poésie amharique traditionnelle et le passage au vers libre qui se développera ultérieurement. Appliquant son principe qui est que l’œuvre littéraire doit être « nationale pour le fond et progressiste par le contenu », il utilise principalement (mais pas exclusivement) le dodécasyllabe rimé ou assonancé traditionnel pour parler des différences culturelles et sociales, du racisme, de l’image de soi et des clichés. Il le fait avec une ironie qui va jusqu’à l’autodérision, utilisant * Écrivain et traducteur. Paix & Lait : Hommage à Didier Morin, Pount, 11 (2017) : 113-121 Trois poèmes de Menguestou Lemma 124 parfois des personnages transparents pour représenter, comme ici, l’éthiocentriste imbu de lui-même ou l’intellectuel qui n’arrive pas à communiquer avec le peuple, sans refuser la trivialité volontaire, faisant passer dans ces poèmes quelque chose de brechtien. NOSTALGIE Le train m’emporta enfin hors de Londres m’arrachant à la poussière, à la brume, à la fumée, à ce mélange de suie et de poussier de charbon. Filant son coton de vapeur en tissu de brouillard pour en vêtir le paysage – récompense et punition – il soufflait à la tâche l’énergique tisserand. Quelle merveille étonnante ; la vie est un miracle ! La fumée du charbon libérée par son rythme puissant! Il y avait de la place pour dix dans mon compartiment, mais pas un seul audacieux pour en franchir la porte que j’avais refermée pour rester bien assis au chaud. Il y avait de la place, mais ils s’entassaient dans le couloir, au froid, ayant peur d’entrer dans ce compartiment clos dans lequel se prélassait un homme noir. – Pourtant il est noir le charbon, la chair de l’Angleterre, pourtant c’est sur lui que sa richesse est basée. Le train chantait et sifflait comme une flûte de chez moi, on commençait à voir des meules de paille au loin. Au milieu des vertes prairies de la campagne anglaise, mon esprit s’envola vers les toits de nos villages. En un clin d’œil je devins un voyageur de Dieu 1. « Salut à votre maisonnée ! m’écriai-je tout heureux, Je suis votre hôte noir2, celui qu’on n’attend pas mais qui est celui qui fera que vous serez bénis. » « Entre, notre maison est la tienne », dit le maître des lieux. Et son épouse apporta une bassine d’eau chaude, puis, s’agenouillant devant moi pleine d’allégresse, elle me lava les pieds sans faire plus de manières. Ensuite mon gosier put bénir une bière du Godjam, Et un bol plein combla le vide de mon estomac. 1 C’est-à-dire quelqu’un qui voyage sans avoir prévu à l’avance son hébergement, sans plan. 2 Le voyageur qui frappe à la porte d’une maison où il n’est pas connu pour y demander l’hospitalité. La lui accorder est considéré comme attirant la chance et le bonheur. Bien entendu M.L. joue ici sur le contraste qui fait que « l’hôte noir », au sens littéral, n’est pas accueilli de la même façon dans l’Angleterre des années 1950. 125 Constantin Kaïtéris – Je me léchai les doigts luisants d’huile de lin – Accompagné de lait caillé, un ragoût de poulet arriva. Repu, je baillai ; le sommeil alors me vint. Ils me dressèrent un lit et me laissèrent dormir, bien couvert de coton, bien enveloppé de laine. J’entendis vaguement la porte du compartiment s’ouvrir Je sortis de mon rêve quand elle se referma. J’en fus d’abord fâché puis mon esprit se calma. Je dévisageai avec sévérité le jeune homme audacieux qui sans peur était entré là où je dormais de mon mieux. Mais en le voyant avec sa cravate et sa chemise, mon visage alors soudain s’épanouit ; Il me fit rire : il était si net et si propre dans sa mise! L’HONORABLE ASHEBER EN AMÉRIQUE Cela fait dix ans que sous un titre mirifique mon gouvernement m’envoya en Amérique. À Washington, le lendemain de mon arrivée, j’allais me promener sur une grande avenue. À force de regarder, d’observer les passants de mon œil éthiopien, les Noirs comme les Blancs, je finis par en être terriblement assoiffé. Je franchis alors le seuil d’un petit café qui se trouvait là. Je venais de repérer une table quand le patron se rua vers moi, l’air peu aimable, furieux, agité d’une agressivité colérique. « Qu’est-ce qui lui prend ? me dis-je. Est-il ivre ou fou ? Essaie un peu de me toucher et je te brise le cou. » M’ayant ainsi entendu grommeler en amharique, le serveur s’avança pour jouer au conciliateur. S’inclinant bien bas comme dans mon pays on le fait, il me demanda très poliment ce que je désirais. Quand je dis que j’étais entré chez eux pour boire et que j’étais sur le point de m’asseoir, il me répondit : « Mille excuses monsieur, vraiment, je suis désolé, mais ne perdez pas votre temps ; nous n’avons pas la moindre goutte de quoi que ce soit. » Et tout en pouffant, il s’inclina à nouveau devant moi. « Même pas un peu d’eau ? » demandai-je. Il éclata de rire. Et tous les clients qui étaient là de l’applaudir. « Bravo, lui disaient-ils, bravo et encore bravo ! » Trois poèmes de Menguestou Lemma 126 Très étonné, je le regardai, abasourdi, puis j’empoignai ma canne et je sortis. Je restais là, devant la porte, livré à mes pensées, quand je vis derrière la vitre, à la devanture étalés, tout un assortiment de ces biscuits, de ces gâteaux secs, comme en vendent au quartier d’Arada les Grecs. Ô Arada, ô Addis-Abéba ! Votre souvenir alors me vint. « La patrie peut donc nous manquer comme un être humain? » Pour sûr j’en salivais, et je n’avais pourtant pas faim. Je m’approchai de la vitrine pour mieux les contempler, je calculai dans ma tête combien j’allais en acheter, et je m’apprêtais à refaire mon entrée, quand en me tournant vers la porte du café, je vis sur le seuil le patron qui m’observait. Il s’avança vers moi. « Combien coûtent, mon ami, lui demandai-je, ces gâteaux vendus à la pièce? » Ce fut comme si le haut-mal l’empêchait de parler. Il me regarda, les yeux injectés de sang, écarquillés, « Tout le monde sait combien je suis patient, Mais ma patience est à bout maintenant ! Disparais, tire-toi, vas-t-en, avant que je te pulvérise les dents et que tu te retrouves avec les yeux pochés ! Ça ne t’a pas suffi d’entrer dans mon café, il faut aussi que tu traines devant ma devanture ? Tu veux donc m’empêcher de gagner ma vie ? Si mes clients te voient ils ne reviendront plus. Les affaires c’est les affaires, tu comprends ça ? Décampe ! Ne reste pas ici, sinon c’est la faillite. » Après ce long discours, sa colère explosa. Ma mâchoire et mes joues tremblèrent sous ses coups. Il me boxa, encore et encore, tout son saoul. À m’en briser les dents et à me mettre en sang. Et moi avec ma canne je le battis comme plâtre. Avant qu’il ait son compte, la police arriva. Nous allâmes au commissariat. Lui, il fut relâché. Mais Asheber Kelkaye alla pourrir en cellule. Qui pour écouter ma généalogie en cet endroit, mon chant de guerre, mes poèmes épiques, mes exploits ? L’étendard national dont uploads/Litterature/ trois-poemes-de-menguestou-lemma.pdf

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