Mémé dans les orties Roman contemporain Écrit par Aurélie Valognes *** PARTIE I
Mémé dans les orties Roman contemporain Écrit par Aurélie Valognes *** PARTIE I Décembre 2012 1 – Déménager à la cloche de bois Emmitouflé, chapeauté, avachi sur sa valise, Ferdinand Brun, 83 ans, regarde impuissant son appartement qu’il s’apprête à quitter définitivement. Lui qui déteste les déménagements. Lui qui déteste la vie en communauté. Lui qui déteste les gens tout court. Comment en est-il arrivé là ? Il a le cœur qui bat très vite. Il ne se sent pas bien. Il se prend la tête dans les mains et expire profondément. S’il était du genre émotif, ses yeux, qui piquent et qu’il frotte grossièrement, laisseraient passer une larme. Il inspire le plus calmement possible : l’odeur poussiéreuse de naphtaline vient effleurer ses narines comme s’il pénétrait ici pour la première fois. Un parfum familier qui l’apaise immédiatement. Cette odeur de renfermé va lui manquer, ce papier peint marron à grosses fleurs aussi, même s’il ne l’avait jamais aimé. Il s’est habitué à toutes ces choses futiles qui faisaient son quotidien. Ces meubles sous bâche ou ces livres rangés dans des sacs plastiques bien à l’abri de la poussière. Tout cela lui tenait compagnie dans cette solitude monacale. Sa vie tranquille à lui. Cela fait des années que Ferdinand vit seul, sans visite, sans ami. Il l’a voulu en un sens. Tout au long de son existence, Ferdinand a toujours fait ses choix, seul, rarement les bons d’ailleurs. Mais il a tenu bon. Il ne s’est jamais avoué vaincu, n’a jamais changé de cap, ni montré qu’il avait tort. Ses faiblesses, ses erreurs, ou ses sentiments, il les a toujours gardés pour lui. Ferdinand a seulement laissé ses rancœurs, ses colères, ses envies, dicter ses décisions, depuis toujours. « Un vrai Bélier ! », comme disait sa grand-mère. Alors, comment peut-il être en train de s’effacer, de laisser un inconnu le piéger et influer sur son destin à sa place ? Lui qui déteste qu’on lui dise ce qu’il faut faire ! À son âge, en plus. Et puis, il le sait, il ne va jamais supporter de vivre là-bas, loin de chez lui, loin de sa routine monotone qui lui convient tout à fait. Là-bas, il le sait, on va chercher à l’infantiliser, à le canaliser, à le transformer en papy guimauve alors qu’il est tout ce qu’il y a de plus sain d’esprit. Pas folle la guêpe, comme il dit ! Et puis, toutes ces vieilles femmes encore, cela ne va vraiment pas être possible, pas pour Ferdinand. Ras le bol de ces bonnes femmes ! Cela fait plus de vingt minutes que Ferdinand, chaudement vêtu, attend son taxi. Tourner en rond dans son grand quatre pièces l’ayant lassé, c’est assis sur son bagage dans l’entrée qu’il cherche dans ses souvenirs le moment exact où tout a bien pu commencer à lui échapper. Ce qu’il s’apprête à faire est tout simplement à l’opposé de ce qu’il est. Il n’a strictement rien à faire là-bas. S’il réfléchit bien, tout a commencé ici, dans cet immeuble, il y a trois ans. Dès son arrivée cela n’a pas collé avec les voisines, et c’est le moins que l’on puisse dire. Et puis, la situation s’est dégradée il y a un an exactement sans que Ferdinand ne sache très bien pourquoi. Tout a changé du tout au tout. Tout, mais pas lui. Lui, changer ? Jamais, plutôt mourir ! Les mésaventures se sont alors succédé. Lui, dont la vie avait été jusque-là plutôt paisible, découvrait à présent les drames qui ont conduit à ce fichu déménagement. Oui c’est ça ! Le vieil homme se remémore les événements douloureux un à un quand le téléphone se met à résonner dans l’appartement si sombre. Il faut un certain temps à Ferdinand pour réaliser que la sonnerie qui retentit lui est destinée. Il se lève alors brutalement, chancelle un peu – il était vraiment assis bien bas sur cette valise – et saisit le combiné. Ni une, ni deux, Ferdinand décroche et raccroche dans un mouvement sec et précis, qu’il agrémente d’un : « Non, mais on croit rêver ! On ne peut pas être tranquille chez soi ! Faut toujours quelqu’un pour nous emm…er ! Aujourd’hui, en plus. Et un lundi, qui plus est. » Pour plus de tranquillité, et vu qu’il n’est pas prêt de remettre les pieds chez lui, Ferdinand débranche le téléphone de la prise et retourne s’installer dans l’entrée. À aucun moment, le vieil homme ne pense au fait que ce coup de téléphone pourrait être important – s’il avait été important, s’il lui avait été vraiment destiné, il aurait eu lieu entre 20 h 00 et 20 h 30, comme chaque personne susceptible de l’appeler le sait parfaitement. À aucun moment Ferdinand ne s’est dit que cet appel pourrait être celui du chauffeur de taxi pour l’avertir qu’il était stationné devant la grille de la résidence et l’attendait. À aucun moment, Ferdinand n’a conscience que ce coup de fil aurait pu changer sa vie, s’il avait écouté les trois mots que la personne à l’autre bout du fil avait à lui dire, pour le retenir. Non Ferdinand rêvasse à tout autre chose. Perdu dans ses pensées, il songe qu’il n’est peut-être pas encore trop tard pour tout arrêter. Ne dit-on pas que l’on a toujours le choix ? Il pourrait s’échapper, faire le mort : sa spécialité. Et s’il n’y allait pas, que se passerait-il ? Il serait juste égal à lui-même, prévisible dans son inconstance. Car, après tout, a-t-il vraiment changé ces derniers mois ? N’est-il pas toujours le vieillard acariâtre qui, pas plus tard qu’au nouvel an dernier, terrorisait les voisines et dictait sa loi dans la résidence ? N’est-il pas toujours l’homme au passé trouble que tout le monde fuit ? Celui que l’on surnomme le serial killer ou encore le pervers et qui a effectivement un casier. Il y a forcément une porte de sortie. Il suffit de la trouver et d’oser la prendre. Il faut bien l’avouer, Ferdinand n’a jamais été sûr de sa décision. Il a constamment hésité et maintenant, il panique comme le fiancé qui finalement n’est plus prêt à s’engager pour la vie. Dans son cas à lui, ce serait d’ailleurs plutôt l’inverse. Pas de retour en arrière. PARTIE II Janvier 2012 1 – Tourner au vinaigre Les choses ont sérieusement commencé à se gâter pour Ferdinand quand il a emménagé dans la résidence, deux ans plus tôt. Après un divorce amer, qui lui avait attribué l’appartement en ville de ses ex-beaux-parents, Ferdinand était venu vivre au 1er étage gauche Immeuble A de la résidence située au 8 rue Bonaparte. Une résidence des années cinquante, bien entretenue, dans une petite ville paisible au bout d’une rue tranquille bordée de grands platanes centenaires. Un portail en fer noir garde l’entrée, une jolie petite cour intérieure égaye par sa verdure et ses assises colorées les murs en pierre de taille qui donnent du cachet aux immeubles A et B. Sur les parties basses des murs de la cour, des roses trémières blanches s’accrochent nonchalamment à un treillage solide et dévoilent au passage leur parfum délicatement poudré. Un petit chemin pavé contourne le jardinet intérieur et dessert au fond un potager prospère, un parking à vélos bien propres et un local à poubelles discret. Au 8 rue Bonaparte, tout était tranquille. On y passait des jours heureux. La vie suivait son cours au rythme lent du soleil. Dans ce quartier résidentiel familial, les habitants se sentaient bien et y restaient de longues années. C’était une résidence sans histoire, les immeubles ayant toujours abrité une petite dizaine de familles heureuses. Avec le temps, ces familles ont vu leurs enfants quitter le nid. Restent désormais des vieilles dames seules, dans des appartements devenus trop grands. Dans la courette, seuls résonnaient les chants des canaris de la concierge qui piaillaient dans leur cage douillette, le ronronnement d’un félin content sous les caresses douces de Mme Berger, ou encore le bruit de la mastication gourmande du chihuahua de Mme Suarez, engloutissant les biscuits de sa maîtresse. Chaque jour, après le déjeuner, on pouvait entendre le caquètement serein d’un attroupement de vieilles dames, qui attablées dans la cour intérieure, lézardaient au soleil, une tasse d’un breuvage chaud au creux des mains. C’était le paradis sur terre. La petite récompense quotidienne pour des appartements bien entretenus, un bon déjeuner préparé ou encore un service rendu à un proche. Des heures à papoter, à partager leurs derniers potins croustillants, à refaire le monde. Une petite tradition établie depuis des décennies. Ces voisins semblaient être faits pour vivre ensemble. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais un son plus fort que celui du téléviseur. La bonne humeur, la convivialité et la solidarité régnaient au 8 rue Bonaparte. Mais c’était avant. Avant l’arrivée du perturbateur. Pire, du prédateur. Un homme. Seul. Un octogénaire dont le passé mystérieux et les agissements bizarres ont tout de suite donné la chair de poule aux habitantes. uploads/Litterature/ valognes-aur-130-lie-m-130-m-130-dans-les-orties-aurelie-valognes.pdf