À Suzanita À Gilles Aux vieilles, aux vieux, en gerbe ou en herbe Introduction

À Suzanita À Gilles Aux vieilles, aux vieux, en gerbe ou en herbe Introduction Dans les moments de fatigue, j’ai un siècle. Dans les moments de travail intellectuel, j’en ai 40, dans les sorties, jeux avec le chien, j’en ai quatre. Le bel âge, pas pour des raisons sentimentales mais à cause des yeux tout neufs et des sens tout neufs. – MARGUERITE YOURCENAR Ce livre est un cri du cœur. Silencieux. Un cri longtemps étouffé que la pandémie de Covid1 a libéré. Depuis des années, en effet, que je les ai en bouche, les mots de ce livre, et que je les garde en réserve, comme le hamster conserve pour plus tard les noix dans ses abajoues. Il aura fallu que je sois séquestrée chez moi, assaillie de chiffres sur ces vieilles personnes qui n’en finissent plus de mourir, sans visage, sans famille auprès d’elles, sans jamais le moindre récit de leur histoire, pour que je me mette à table, indignée. Je cogitais néanmoins cet essai depuis un bon moment car j’ai compris, avec le temps, que la vie est une sorte de grand ouvrage et que, dans l’accomplissement de cet ouvrage, la sortie de scène compte tout autant, sinon plus, que l’entrée. La Covid a été mon point de bascule, le coup de pied au derrière faisant exploser la bulle de ma procrastination: voir le rideau tomber aussi atrocement sur toutes ces existences m’a horrifiée et mise au pas. La cloche avait sonné. Le 11 mai 2020, déjà confinée depuis près de deux mois, je me suis jetée à cœur perdu dans l’écriture de ce livre, comme une prisonnière sur une fenêtre ouverte et, jusqu’à l’envoi de mon tapuscrit à ma maison d’édition, je n’ai pas levé le nez de mon écran. Je dois avouer que, une semaine plus tôt, la mort de mon frère à 77 ans2, complice indéfectible de toute ma vie, avait exacerbé ma tristesse et mon sentiment d’urgence d’écrire sur le «vieillir». L’impuissance et la colère face à l’interdiction formelle de se rassembler pour lui faire nos adieux et pour saluer son parcours m’ont épe-ronnée. J’ai donc entrepris la rédaction du livre que vous tenez entre les mains comme un cheval part à l’épouvante. Mes desiderata: contribuer à modifier le regard que pose la société sur les vieilles et les vieux. Et, plus encore, changer le regard que ceux-ci portent sur eux-mêmes. Mais comment écrire sur le vieillir et la vieillesse sans être d’emblée suspecte, un peu rejetée, transformée en repoussoir avec cet insupportable sujet? La vieillessophobie est un épouvantail d’une efficacité inégalée. Une abomination. Entendre, lire, ou juste évoquer le mot «vieillesse» hérisse le poil, lorsqu’il ne donne pas carrément la nausée à un très grand nombre de personnes. Si le chapeau vous va, sachez que: a) cela se soigne; b) vous ne prendrez pas dix ans du seul fait de lire sur le sujet; et c) si vieillir vous déprime, je fais le pari que vous le serez moins en refermant cet ouvrage. Ainsi, où que vous soyez en ce moment à lire ces lignes, dans une librairie, une bibliothèque ou une foire du livre, chez un ami ou devant votre écran à parcourir le résumé de l’édition numérique, je vous félicite. Vous avez surmonté l’aversion généralement suscitée par tout ce qui évoque le vieillissement. Vous êtes de la trempe de celles et ceux qui n’ont peur ni des mots ni de ce qu’ils représentent. Vous avez hésité un tantinet avant d’attraper ce bouquin? La pensée «Ouache, la vieillesse, quelle obscénité!» vous a traversé l’esprit? Rassurez-vous, rien de plus normal. L’âge d’or et de la sagesse, le bel âge sont des euphémismes plus digestes et plus gracieux, une vue de l’esprit tributaire de notre culture et de notre société post-modernes. Hélas, du moins sous certains aspects, ce modèle occidental s’universalise. Partout dans le monde, la proportion de vieux et de vieilles augmente et la tendance générale est de les réunir et de les isoler de leurs concitoyens et de la vie, quand on ne leur demande pas carrément «de se dépêcher de mourir», comme l’a si subtilement suggéré Taro Aso, le ministre des Finances du Japon, ce pays qui nous apparaissait pourtant, il y a cinquante ans à peine, comme LE modèle à suivre à l’égard des vieilles personnes. L’arrivée massive des Boomers sur la planète des vieux n’est pas non plus étrangère à ma motivation d’écrire ce livre. Cette génération ayant été la plus médiatisée de tous les temps, les vintage qui la composent, en plus d’avoir la force du nombre, viennent changer radicalement la donne et le portrait en refusant de se laisser percevoir et traiter comme des citoyens de seconde zone. Contrairement aux Silencieux, nés avant la Deuxième Guerre mondiale ils s’attendent à profiter naturellement d’une part de lumière jusqu’à la fin de leurs jours. Cette génération est aussi celle qui n’a cessé de m’inter-peller depuis une dizaine d’années, à la suite de la parution de mon livre Les femmes vintage1, un essai sur le vieillissement au féminin. Jugeant que les choses n’ont guère changé depuis quarante ans, ces jeunes vieux et vieilles veulent se faire entendre, avoir voix au chapitre et, pourquoi pas, réinventer la vieillesse. Les lectrices et les lecteurs qui me suivent retrouveront d’ailleurs dans ces pages quelques-uns des sujets de prédilection déjà présents dans cet essai et qu’il m’a semblé nécessaire de revisiter à la lumière des innovations ou des stagnations de cette dernière décennie, ou de les réactiver, parce qu’ils sont toujours aussi pertinents, actuels et essentiels. Cela dit, je n’aborderai pas les thèmes de l’alimentation, de l’exercice physique ou de l’impact des médicaments sur la santé des personnes âgées, ceux-ci ayant été souvent et fort habilement traités ailleurs par des spécialistes compétents. Je ne parlerai pas davantage des réalités très spécifiques tels les abus et agressions de toutes natures dont elles sont trop souvent victimes. Sauf exception, je n’insisterai pas non plus sur les doubles standards qui écorchent bien davantage les femmes âgées que leurs compagnons du même âge. Ce choix, non par aveuglement – mon féminisme est notoire et ne faiblit pas –, mais je veux ici me consacrer à la question du vieillir et du vieillissement ainsi qu’à la perception sociale de ces réalités dans l’espèce humaine sans distinguo. Tout au long de ces pages, pour évoquer les personnes de 60 ans et plus, Boomers et Silencieux confondus, j’utiliserai la plupart du temps les vocables vieux, vieilles, seniors, vintage, bâtisseurs, mûrs-mûrs. J’aurai bien sûr recours aux termes traditionnellement en usage et politico-socialement approuvés tels qu’aînés ou personnes âgées. Les Boomers seront, à l’occasion, les «jeunes- vieux» et les Silencieux, les «vieux-vieux». Pour vous y retrouver, n’hésitez pas à consulter le «Tableau des générations», à l’annexe 2, à la page 166. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut bien se comprendre. À moins d’être profondément désespéré, personne ne souhaite vieillir en accéléré. Il n’y a que les jeunots avides – et encore! – pour avoir envie de bondir de vingt ans en avant et de se retrouver plus libres et plus autonomes. Pas question, donc, de vous entraîner dans une cure de vieillesse ou de vieillissement. Nous serons ici en processus d’éveil et de prise de conscience plutôt que de sommeil et d’engourdissement. Une cure non exempte de joie et d’enthousiasme. Je vous invite donc, tous et chacune, jeune et moins jeune, vieille et très vieux, homme et femme, hétéro, homo, bi, trans, et les autres, à participer à cette nécessaire entreprise de déconstruction, de démocratisation, de décloisonnement de la vieillesse. On se baladera sur des sentiers tantôt sombres, tantôt ensoleillés, à travers les tabous persistants et les mythes à déboulonner, les rapports entre générations, l’âgisme, la Covid comme carrefour de consternation significatif, l’érotisme, la beauté, le plaisir, la peur de la vie et celle de la mort... C’est magique, un livre, on peut aller jusqu’au bout ou pas, rebrousser chemin, le relire, traînasser, corner des pages, en revivre des pans, méditer sur les passages qui nous touchent. Dans celui-ci, vous pouvez entrer par la fin, le milieu ou même par le début. Le voyage de la vie, lui, est un aller simple et direct: on ne peut ni reculer, ni revivre un chapitre qui nous a transportés, ni gommer un segment qu’on a détesté. On file en droite ligne. Et, à moins de périr en route, chaque traversée met le cap sur la vieillesse. Que vous l’inscriviez ou non à votre carnet de bal, ce rendez-vous adviendra: vous vous retrouverez en tête à tête, la vieillesse et vous, la vieillesse en vous. Tout entier vieux, tout entier vivant, tout entier vous. Je voudrais que votre parcours ici, tout comme celui de votre vie, soit gratifiant, vitalisant, jusqu’à l’épilogue! 1 Nous utiliserons le terme «Covid» au féminin tout au long de l’ouvrage, pour «la maladie à coronavirus 2019», tel qu’il est recommandé par les linguistes et selon l’usage qu’en fait l’OMS. La plupart du temps, nous parlerons de la Covid uploads/Litterature/ vieillir-avec-panache-by-jocelyne-robert-robert-jocelyne.pdf

  • 14
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager