Voix plurielles 7.1 (mai 2010) 2 « LE HORLA » DE MAUPASSANT : LA FOLIE À LA CRO
Voix plurielles 7.1 (mai 2010) 2 « LE HORLA » DE MAUPASSANT : LA FOLIE À LA CROISÉE DES COURANTS ET DES SAVOIRS Sophie BASTIEN, Collège militaire royal du Canada En matière éditoriale, Guy de Maupassant s’élève au rang de « valeur commerciale sûre », notait récemment René Godenne (118). « Le Horla » concourt évidemment à ce succès commercial. Parmi la masse de textes qu’a produits le très prolifique écrivain, il est sans aucun doute l’un des plus connus, comme en fait foi la quantité impressionnante d’éditions auxquelles il a donné lieu. En outre, la vocation pédagogique de plusieurs d’entre elles1 est garante d’un autre type de popularité, celui-là taillé au sein des programmes scolaires de différents niveaux. Ce double succès et l’immense réputation qui lui est indissociable ont vraisemblablement pour fondement causal la représentation de la folie, un aspect central du « Horla » et son mérite le plus reconnu, qui n’en fait rien de moins qu’un texte-phare. De fait, la célébrissime nouvelle de Maupassant s’impose à quiconque se penche sur le topique de la folie dans l’histoire littéraire. C’est alors pour sa représentation d’une chose pour le moins malaisée à cerner que « Le Horla » est devenu un repère canonique. Une recherche sur la notion de folie fait immédiatement constater son caractère relatif. D’abord, le nombre de définitions que les dictionnaires généralistes fournissent de ce terme en montre la polysémie2. Cependant les dictionnaires de psychanalyse ne le mentionnent même pas (Laplanche et Pontalis3) : antérieur au langage scientifique moderne, il reste « toujours vague » selon le psychanalyste Jean Gillibert (9), « polymorphe » selon le psychologue Roland Jaccard (17, 123). Les philosophes n’apportent guère plus de lumières : Michel Foucault scrute une frontière mouvante entre raison et déraison, et pour Jacques Derrida (66), la notion de folie est « empruntée à un fonds incontrôlable ». Les 1/17 Voix plurielles 7.1 (mai 2010) 3 critiques qui ont étudié son traitement en littérature, quant à eux, font sentir par divers moyens l’imprécision de leur objet d’enquête. Pierre Jacerme, par exemple, encadre le mot folie par des guillemets chaque fois qu’il l’utilise; Lillian Feder (xii) se demande « how to define a concept that reflects human ambivalence toward the mind itself ? »; et Shoshana Felman s’abstient de trancher entre les sens propre et figuré de la folie, dont elle tient à respecter le mystère. Pour notre part, nous ne nous aviserons pas de tenter de la définir, quand la difficulté de pareille entreprise ressort comme un fait acquis, ni d’identifier quelle définition conviendrait plus précisément au narrateur du « Horla ». Nous ne tâcherons pas non plus de circonscrire ses signes et ses symptômes dans la nouvelle; d’autres se sont déjà adonnés à une lecture clinique en examinant notamment les narratèmes inextricables du double et de l’angoisse (Hadlock, Schapira). En revanche, il nous apparaît plus fructueux d’élargir l’angle critique, tout en gravitant autour d’elle. Dans le présent article, nous nous demanderons quelle conjoncture culturelle et, par conséquent, quelle sensibilité permettent, voire incitent sa thématisation littéraire, et induisent les choix esthétiques qu’effectue Maupassant pour la mettre en forme de façon si percutante. Afin d’apprécier à sa juste valeur toute la portée du motif de la folie dans « Le Horla », il faut, nous semble-t-il, situer pleinement le texte dans le contexte de sa parution, en 18874. Si la nouvelle a inspiré des études variées et fort louables5, sa contextualisation demeure néanmoins un champ qui, sans être vacant, a été défriché par fragments épars. Nous en proposons ici une exploration plus systématique. Ce faisant, nous exposerons son arrière-plan culturel autant que sa descendance plus ou moins directe. Nous lui apporterons donc un éclairage généalogique – et par là, original. Par souci de méthode, notre étude suivra le plus souvent un parcours chronologique et distinguera différents domaines de l’activité intellectuelle qui, en réalité, ne sont guère cloisonnés, 2/17 Voix plurielles 7.1 (mai 2010) 4 encore moins étanches : ils se chevauchent parfois, sinon se relient entre eux. La représentation de la folie qu’offre « Le Horla » apparaîtra comme un carrefour extraordinaire où se rencontrent divers courants, où se manifestent plusieurs influences – sur le plan strictement littéraire autant que sur les plans philosophique, spirituel, scientifique et psychologique. Nous espérons ainsi montrer qu’elle cristallise des moments riches de l’histoire littéraire, de l’histoire des idées et de l’évolution des sciences. Le double contre-pied du rationalisme Chronologiquement, le premier courant qui exerce une influence sur « Le Horla » se situe du côté de la philosophie : c’est le rationalisme, qui caractérise le siècle des Lumières et qui se poursuit dans les décennies subséquentes avec le positivisme. Il se voit d’autant plus renforcé à l’époque de Maupassant6 : elle foisonne en percées scientifiques et en inventions, ce qui porte à croire en la toute-puissance de l’intellect, à tel point qu’on oublie, ou du moins risque-t-on d’oublier, que l’intelligence a des limites. Cette atmosphère de suffisance intellectuelle est déterminante pour l’écrivain, car a contrario, c’est avec un regard philosophique teinté de scepticisme qu’il observe ces avancées, ces acquis cognitifs : il n’est que plus conscient des incapacités inéluctables de l’homme et de sa faiblesse ontologique. À la confiance en l’intelligence humaine, il oppose donc la conviction de son inanité. Il sait que le progrès, si rapide et puissant qu’il soit, ne dissipe pas, au fond, les ténèbres qui entourent l’homme. Il considère l’esprit infirme puisqu’il subsiste sans contredit des phénomènes aux causes inconnues, des zones obscures impossibles à élucider. Voilà exactement ce qui se produit au cœur de son « Horla » : il y règne une obscurité qui n’est pas sans susciter une réflexion existentielle sur les limites de l’esprit humain. L’auteur réagit ainsi par le biais de la fiction pour mettre le lecteur en garde, en quelque sorte, contre la foi en la raison et pour la déconstruire tel 3/17 Voix plurielles 7.1 (mai 2010) 5 un leurre. Sa mise en scène de la folie subit ainsi l’influence du positivisme et du culte de la raison, mais il s’agit d’une influence réactionnelle, qui se pose en contradiction. Il prend également le contre-pied d’un autre trait du rationalisme que la surestimation de l’intellect : la volonté de tout clarifier, de ramener l’inconnu au connu. Il cultive l’antithèse de cette attitude et plonge à fond dans le domaine abyssal du mystère, dont il exploite, par l’écriture, le pouvoir de fascination et la valeur esthétique. Il en vient à développer le mystère comme procédé en recourant au surnaturel. Non au surnaturel d’essence religieuse : d’acception plus vaste, ce concept réfère plutôt, chez lui, à ce qui n’appartient ni au concret, ni au réel, et qui échappe à la raison. L’ésotérisme et le paranormal en sont des corollaires. Il n’est pas anodin que dans « Le Horla », les tentatives rationalistes du narrateur pour élucider son expérience troublante restent vaines. Il se heurte à un écueil quand il s’efforce de saisir l’intervention surnaturelle, de percer le personnage fantomatique. L’héritage multiple du romantisme Nos dernières considérations nous rapprochent du romantisme. Il est vrai que Maupassant se prononçait énergiquement contre ce courant culturel en lui reprochant sa « sentimentalité exaltée » (88), mais ce sont d’autres paramètres qui retiennent notre attention. Premièrement, l’intrusion du surnaturel, que nous venons d’évoquer, constitue un ingrédient essentiel du fantastique7 : intimement lié à une branche du romantisme pendant quelques décennies, ce genre s’affirme comme une tendance florissante à mesure que défile le XIXe siècle. Maupassant emboîte le pas en composant une trentaine de textes fantastiques – dont la plupart problématisent la folie. De plus, il trouve là le registre qui lui réussit le mieux. Ce corpus remporte en effet un succès public instantané qui contribue grandement à bâtir sa réputation. Il est aussi, et de loin, celui auquel ses 4/17 Voix plurielles 7.1 (mai 2010) 6 exégètes se consacrent le plus, même s’il ne totalise qu’une infime fraction de sa production narrative – qui comprend six romans, plus de trois cents récits courts (contes et nouvelles) et quelques récits de voyage – à laquelle s’ajoutent ses œuvres dramatiques et poétiques, ainsi que ses chroniques journalistiques. Et c’est « Le Horla » qui marque le sommet de son art, comme s’il en condensait les qualités et était investi d’une force emblématique, en ce qui a trait au thème de la folie intégré au registre fantastique. Le personnage éponyme se révèle on ne peut plus étrange et tout autant hostile et malveillant, selon ce que ressent le narrateur. De plus, son action a sur ce dernier de funestes répercussions, en le rendant malgré lui meurtrier et suicidaire. Or, la bizarrerie, la monstruosité et le démoniaque ont été rendus dignes d’intérêt par l’esthétique romantique. D’une part, l’irrationalité du « Horla » et son ambiance insolite n’auraient pas intéressé l’esprit classique, dont le bon sens imposait la vraisemblance et cherchait la modération et la dignité – Foucault le montre bien dans son Histoire de la folie à l’âge classique. Elles n’auraient pas eu leur uploads/Litterature/ x27-le-horla-x27-de-maupassant-la-folie-a-la-croisee-des-courants-et-de-savoirs.pdf
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- Publié le Sep 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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