André Gorz Lettre à D. Histoire d’un amour récit Galilée © 2006, ÉDITIONS GALIL

André Gorz Lettre à D. Histoire d’un amour récit Galilée © 2006, ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris. ISBN 978-2-7186-0727-6 ISSN 1242-8434 Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. J’ai besoin de te redire simplement ces choses simples avant d’aborder les questions qui depuis peu me taraudent. Pourquoi es-tu si peu présente dans ce que j’ai écrit alors que notre union a été ce qu’il y a de plus important dans ma vie ? Pourquoi ai-je donné de toi dans Le Traître une image fausse et qui te défigure ? Ce livre devait montrer que mon engagement envers toi a été le tournant décisif qui m’a permis de vouloir vivre. Pourquoi alors n’y est-il pas question de la merveilleuse histoire d’amour que nous avions commencé de vivre sept ans plus tôt ? Pourquoi ne dis-je pas ce qui m’a fasciné en toi ? Pourquoi t’ai-je présentée comme une créature pitoyable « qui ne connaissait personne, ne parlait pas un mot de français, se serait détruite sans moi », alors que tu avais ton cercle d’amis, faisais partie d’une troupe de théâtre lausannoise et étais attendue en Angleterre par un homme décidé à t’épouser ? Je n’ai pas réalisé vraiment l’exploration en profondeur que je me proposais en écrivant Le Traître. Il me reste à comprendre, à clarifier beaucoup de questions. J’ai besoin de reconstituer l’histoire de notre amour pour en saisir tout le sens. C’est elle qui nous a permis de devenir qui nous sommes, l’un par l’autre et l’un pour l’autre. Je t’écris pour comprendre ce que j’ai vécu, ce que nous avons vécu ensemble. Notre histoire a commencé merveilleusement, presque comme un coup de foudre. Le jour de notre rencontre, tu étais entourée de trois hommes qui prétendaient te faire jouer au poker. Tu avais une abondante chevelure auburn, la peau nacrée et la voix haut perchée des Anglaises. Tu étais fraîchement débarquée d’Angleterre, et chacun des trois hommes tentait, dans un anglais rudimentaire, de capter ton attention. Tu étais souveraine, intraduisiblement witty, belle comme un rêve. Quand nos regards se sont croisés, j’ai pensé : « Je n’ai aucune chance auprès d’elle. » J’ai su par la suite que notre hôte t’avait prévenue contre moi : « He is an Austrian Jew. Totally devoid of interest. » Je t’ai croisée un mois plus tard, dans la rue, fasciné par ta démarche de danseuse. Puis un soir, par hasard, je t’ai vue de loin qui quittais ton travail et descendais la rue. J’ai couru pour te rattraper. Tu marchais vite. Il avait neigé. La bruine faisait boucler tes cheveux. Sans trop y croire, je t’ai proposé d’aller danser. Tu as dit oui, why not, simplement. C’était le 23 octobre 1947. Mon anglais était maladroit mais passable. Il s’était enrichi grâce à deux romans américains que je venais de traduire pour les éditions Marguerat. Au cours de cette première sortie, j’ai compris que tu avais beaucoup lu, pendant et après la guerre : Virginia Woolf, George Eliot, Tolstoï, Platon… Nous avons parlé de la politique britannique, des différents courants au sein du Labour Party. Tu distinguais du premier abord l’essentiel de l’accessoire. Face à un problème complexe, la décision à prendre te semblait toujours évidente. Tu avais une confiance inébranlable en la justesse de tes jugements. D’où prenais-tu ton assurance ? Tu avais pourtant eu, toi aussi, des parents désunis ; les avais quittés tôt, l’un après l’autre ; avais vécu seule les dernières années de la guerre avec ton chat Tabby avec lequel tu partageais tes rations. Finalement, tu t’es évadée de ton pays pour explorer d’autres mondes. En quoi pouvait t’intéresser un Austrian Jew sans le sou ? Je ne comprenais pas. Je ne savais pas quels liens invisibles se tissaient entre nous. Tu n’aimais pas parler de ton passé. Je comprendrai petit à petit quelle expérience fondatrice nous rendait d’emblée proches l’un de l’autre. Nous nous sommes revus. Nous sommes encore allés danser. Nous avons vu ensemble Le Diable au corps avec Gérard Philipe. Il s’y trouve une séquence où l’héroïne demande au sommelier de changer une bouteille de vin déjà bien entamée, parce que, prétend-elle, elle sent le bouchon. Nous avons réédité cette manœuvre dans un dancing, et le sommelier, après vérification, a contesté notre diagnostic. Devant notre insistance, il s’est exécuté en nous prévenant : « Ne remettez jamais les pieds ici ! » J’ai admiré ton sang-froid et ton sans-gêne. Je me suis dit : « Nous sommes faits pour nous entendre. » Au bout de notre troisième ou quatrième sortie, je t’ai enfin embrassée. Nous n’étions pas pressés. J’ai dénudé ton corps avec précaution. J’ai découvert, coïncidence miraculeuse du réel avec l’imaginaire, l’Aphrodite de Milos devenue chair. L’éclat nacré de ta gorge illuminait ton visage. J’ai longuement contemplé, muet, ce miracle de vigueur et de douceur. J’ai compris avec toi que le plaisir n’est pas quelque chose qu’on prend ou qu’on donne. Il est manière de se donner et d’appeler le don de soi de l’autre. Nous nous sommes donnés l’un à l’autre entièrement. Pendant les quelques semaines qui ont suivi, nous nous sommes retrouvés presque tous les soirs. Tu as partagé le vieux canapé défoncé qui me tenait lieu de lit. Il n’avait que soixante centimètres de large et nous dormions serrés l’un contre l’autre. À part le canapé, ma chambre ne contenait qu’une bibliothèque faite de planches et de briques, une immense table encombrée de papiers, une chaise et un réchaud électrique. Tu ne t’étonnais pas de mon cénobitisme. Je ne m’étonnais pas que tu l’acceptes. Avant de te connaître, je n’avais jamais passé plus de deux heures avec une fille sans m’ennuyer et le lui faire sentir. Ce qui me captivait avec toi, c’est que tu me faisais accéder à un autre monde. Les valeurs qui avaient dominé mon enfance n’y avaient pas cours. Ce monde m’enchantait. Je pouvais m’évader en y entrant, sans obligations ni appartenance. Avec toi j’étais ailleurs, en un lieu étranger, étranger à moi-même. Tu m’offrais l’accès à une dimension d’altérité supplémentaire, – à moi qui ai toujours rejeté toute identité et ajouté les unes aux autres des identités dont aucune n’était la mienne. En te parlant en anglais, je faisais mienne ta langue. J’ai continué jusqu’à ce jour à m’adresser à toi en anglais, même quand tu répliques en français. L’anglais, que je connaissais principalement par toi et par les livres, a été dès le début pour moi comme une langue privée qui préservait notre intimité contre l’irruption des normes sociales ambiantes. J’avais l’impression d’édifier avec toi un monde protégé et protecteur. La chose n’aurait pas été possible si tu avais eu un fort sentiment d’appartenance nationale, d’enracinement dans la culture britannique. Mais non. Tu avais à l’égard de tout ce qui est british un recul critique qui n’excluait pas la complicité avec ce qui vous est familier. Je disais de toi que tu étais une export only, c’est-à-dire un de ces produits réservés pour l’exportation et introuvables en Grande-Bretagne même. Nous nous sommes passionnés tous les deux pour l’issue des élections en Grande-Bretagne, mais c’est parce que y était en jeu l’avenir du socialisme, non celui du Royaume-Uni. La pire injure qu’on pouvait te faire était d’expliquer par le patriotisme le parti que tu prenais. J’en aurai encore la preuve beaucoup plus tard, lors de l’invasion des Malouines par les forces argentines. À un illustre visiteur, qui prétendait expliquer par le patriotisme le parti que tu prenais, tu as répondu vertement que seuls les imbéciles pouvaient ne pas voir que l’Argentine menait cette guerre pour redorer le blason d’une exécrable dictature militaro-fasciste dont la victoire des Britanniques allait enfin précipiter l’effondrement. Mais j’anticipe. Durant ces premières semaines me ravissait ta liberté vis-à-vis de ta culture d’origine mais aussi la substance de cette culture telle qu’elle t’a été transmise quand tu étais petite. Une certaine façon de tourner en dérision les plus sérieuses épreuves, une pudeur travestie en humour et tout particulièrement tes nursery rimes férocement non-sensical et savamment rythmés. Par exemple : « Three blind mice / See how they run / They all run after the farmer’s wife / Who cut off their tails with a carving knife / Did you ever see such fun in your life / as three blind mice ? » Je voulais que tu me racontes ton enfance dans sa réalité triviale. J’ai su que tu as grandi chez ton parrain, dans une maison avec jardin, au bord de la mer, avec ton chien Jock qui enterrait ses os dans les parterres et ne pouvait plus les retrouver ensuite ; que ton parrain avait un poste de TSF dont il fallait uploads/Litterature/ ebook-andre-gorz-lettre-a-d.pdf

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