Lettres Françaises 309 De Batouala a Rene Maran, itinéraire d’une difficile ins
Lettres Françaises 309 De Batouala a Rene Maran, itinéraire d’une difficile inscription généalogique dans le champ littéraire français et francophone Ferroudja ALLOUACHE* RÉSUMÉ : Notre communication s’intéresse à la réception de Batouala dans la presse (revue et journaux) entre octobre 1921 et juin 1922. Il s’agit d’analyser, dans les discours des chroniqueurs et journalistes, la forte imbrication du champ politique et celui de la littérature. Dans quelle histoire littéraire inscrire l’homme et l’œuvre ? Quelle réception la distinction du prix Goncourt a-t-elle eue ? MOTS-CLÉS: Généalogie. Histoire littéraire. Mémoire. Champs. Francophonie Introduction Le rôle d’accusateur public n’est jamais beau, et il ne faut pas compter sur M. de Lastours (prends garde !) pour le rendre plus reluisant. M. de Lastours est ce député du Tarn, habituellement muet, qui a éprouvé le besoin, tout à coup, de poser des questions écrites au ministère des colonies, touchant M. René Maran, dont le roman Batouala, a remporté le prix Goncourt. On sait que M. René Maran est un fonctionnaire de l’administration coloniale. Un tout petit fonctionnaire, adjoint, modeste adjoint des services civils de l’Afrique équatoriale française. S’il occupait un poste élevé, vous pensez * MCF en Littératures française et francophones. Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis. EA 7322 Fablitt. Saint-Denis – France. 93526 - ferroudja.allouache02@univ-paris8.fr. Son domaine de recherche concerne la francophonie, l’histoire et la mémoire de la littérature, la généalogie et l’archéologie littéraires, les archives et la presse française en période coloniale. Elle a publié Archéologie du texte littéraire dit francophone 1921- 1970 (Classiques Garnier 2018) et est co-auteure de manuels de littérature parus chez CLE International, dont Littérature progressive de la francophonie (2008). 310 Lettres Françaises Ferroudja Allouache bien que M. de Lastours ne songerait pas à l’inquiéter et se tiendrait tranquille ; tandis qu’avec un agent subalterne, il n’y a pas à se gêner. (DESCAVES, 1922, p.1). Quel étrange destin que celui de René Maran : peu connu dans le milieu des lettres françaises lors de l’attribution du prix Goncourt en décembre 1921, il sombre rapidement dans l’abîme de l’histoire littéraire et de l’Histoire. Il est l’inattendu et l’oublié. Comme effacé. Malgré une œuvre dense et qui touche aux différents genres littéraires (poésie, romans/récits, essais, fables, entretiens radiophoniques…), l’intellectuel qui se vivait écrivain français ne figurera pas parmi ses pairs dans les anthologies littéraires nationales. Si son nom est exhumé près de cinquante ans après sa mort, en 2010, lorsque Batouala1 est mis au programme des classes de lycées, il reste exclusivement associé à celui de son célèbre personnage Batouala le Mokondji. Maran est tour à tour récupéré et classé parmi les auteurs antillais par appartenance identitaire (il est né de parents guyanais) ou parmi les romanciers africains par affinité thématique (les sujets de ses livres sont liés à l’Afrique) ou encore parmi les romanciers français qui ont écrit sur le continent, qu’ils y aient séjourné ou pas tels que Gide, les frères Tharaud, Lucie Cousturier, etc. L’inscription de l’auteur dans le champ littéraire français ne semble pas aller de soi. Sa généalogie est donc greffée à celle de la francophonie, vaste territoire qui regroupe les déshérités littéraires (CASANOVA, 1999), sorte de communauté pour celles et ceux qui n’ont pas de communauté. Senghor (1965) salue en Maran « l’Aîné », le « Précurseur de la Négritude », lors d’un hommage rendu après sa mort. L’extrait cité en exergue de l’écrivain et académicien Lucien Descaves reflète assez la rumeur du monde de l’après Grande Guerre, un monde divisé politiquement (clivages gauche/extrême gauche/communiste/anticlérical vs droite, conservateur/royaliste) et dont l’influence est forte dans le milieu littéraire. La France a vaincu l’Allemagne. Mais en ce début des années folles, près de huit ans avant la célébration du centenaire de l’Empire colonial, la distinction par le prestigieux prix Goncourt attribué pour la première fois à un Nègre fait scandale. Chroniqueurs et journalistes dénoncent les méfaits d’une telle attribution surtout lorsque le public est informé de la véritable identité de l’auteur, un Noir. C’est Batouala qui révèle Maran. Auparavant, ce dernier était inconnu. On a d’abord découvert le roman qui a fait événement. Batouala est un inattendu pour son 1 Voir Maran (1938). Lettres Françaises 311 De Batouala a Rene Maran, itinéraire d’une difficile inscription généalogique [...] temps. Et la distinction n’a fait qu’exacerber les tensions politiques qui se sont déplacées dans le champ littéraire. C’est le roman qui dévoile son auteur. Sans doute que cela permet de comprendre les raisons pour lesquelles les critiques confondent volontairement le personnage de Batouala et la personne de René Maran. Le contexte colonial a favorisé la réception fortement politisée du roman. La perception politique du littéraire est décisive sur l’itinéraire et l’ancrage de l’écrivain dans le champ littéraire national d’une part et francophone d’autre part. Les positions et dispositions des intellectuels, des « marchands de biens culturels » (journalistes, écrivains, éditeur) (BOURDIEU, 1992) ou hommes politiques, jouent un rôle décisif, à des degrés divers, dans l’espace littéraire où priment le relationnel et l’interactionnel. Descaves, qui n’a point caché son vote en faveur de Maran, rappelle cet état de fait : si ce dernier « […] occupait un poste élevé, vous pensez bien que M. de Lastours ne songerait pas à l’inquiéter et se tiendrait tranquille ; tandis qu’avec un agent subalterne, il n’y a pas à se gêner. » (DESCAVES, 1922, p.1). Ce qui nous intéresse est donc la manière dont s’esquissent, dans les chroniques, les affinités électives, les liens, les amitiés en littérature. Au-delà des clivages politiques, que disent/traduisent les commentaires et discours sur l’œuvre et son auteur ? Que révèlent-ils du processus de fabrication d’un espace littéraire, de ses extensions, ses frontières ? De Batouala à René Maran : du personnage à l’auteur/homme Pourquoi partir de l’œuvre, du personnage vers le romancier/écrivain, la personne de Maran ? D’une part, c’est le discours de la presse, publié quotidiennement, qui a révélé les tensions idéologiques à l’œuvre dans la réception de Batouala. Distinguer un roman, c’est reconnaitre un talent à un jeune auteur. Or, dans la plupart des quotidiens consultés, personne ne semble connaitre Maran, encore moins le fait qu’il n’est pas blanc. D’autre part, les tensions que suscitent le roman et la préface mettent en lumière les dissensions politiques entre divers partis : conservateurs et libéraux, partisans de la France coloniale ou anti-capitalistes/anti-colonialistes… Les discours littéraires disent en creux combien la littérature peut être un espace de liberté dangereux : l’œuvre renseigne le lecteur, elle révèle une réalité différente. La lecture de Batouala bouleverse les idées véhiculées par moult récits coloniaux, textes de voyageurs sur l’Afrique, le bon nègre, etc. 312 Lettres Françaises Ferroudja Allouache Pour preuve, dès que l’on découvre que Maran est fonctionnaire dans l’administration coloniale, soit quelques semaines après l’annonce du prix Goncourt, journalistes et hommes politiques crient au scandale, exigent une enquête, voire une punition. Un fonctionnaire, de surcroît Nègre, n’est pas en droit, même dans la fiction, d’exprimer un point de vue qui interroge les « égarements d’une certaine administration coloniale ». Les chroniqueurs du Gaulois sont de loin ceux dont les attaques sont les plus virulentes : Maran est jugé « écrivain trop audacieux » qu’il faut punir pour « avoir dit la vérité́ » et « […] le priver de son gagne-pain, le petit fonctionnaire colonial qui ose, là-bas, étudier les indigènes avec une intelligente sympathie [...] » (ENCORE…, 1922, p.3). Très vite, le prix devient un scandale et le scandale une affaire d’État. C’est ce que mettent en évidence les titres des journaux en février 1922 tels que Le Gaulois qui parle de « L’auteur de Batouala et le Ministère des colonies », « La situation créée par Batouala » (LA SITUATION… 1922, p.3); « L’affaire Batouala » (CHALLAYE, 1922, p.3), annonce L’Humanité, « La logique noire », « Colonies et protectorats : A propos de Batouala », titre Le Temps (J. L. 1922, p.1). Aussi, le vœu pieux d’un Delafosse pour qui le but de la littérature est de « faire connaître et aimer nos colonies » (RIESZ, 2007, p.107) ne tient plus. La fiction déborde sur la réalité. Batouala le Mokudji est devenu Maran l’anti- patriote, l’ennemi de la Nation qui livre en pâture la République aux Allemands. La politisation de l’événement expulse l’auteur de la sphère littéraire tant est prégnante l’emprise du champ politique sur celui de la littérature. À la parution du premier récit de René Maran (il avait déjà publié deux recueils de poèmes en 1909 et 1912), c’est la surprise générale lorsque l’on découvre que l’auteur du « véritable roman nègre » est un Noir ! Personne ne semblait connaitre l’homme-écrivain avant le personnage du roman éponyme. C’est une découverte pour les intellectuels du microcosme littéraire parisien et des colonies. Dix-huit journaux ont été recensés2 afin de rendre compte de la manière 2 L’Action française [« organe nationaliste intégral », royaliste : 1908-1944], La Croix [journal chrétien et catholique : 1880-], L’Écho d’Alger [journal indépendant ; catalogué comme journal de la gauche radicale : Alger, 1912-1961], L’Écho de Paris [quotidien conservateur et patriotique : 1884-1944], Excelsior [« uploads/Litterature/02-artigo-2-pdf.pdf
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- Publié le Jan 11, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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