Haïti Perspectives, vol. 2 • no 1 • Printemps 2013 18 Habiter Haïti comme unive
Haïti Perspectives, vol. 2 • no 1 • Printemps 2013 18 Habiter Haïti comme universitaire-citoyen Hérold Toussaint Résumé : À son retour en Haïti en 1999, l’auteur a été nommé professeur à l’Université d’Etat d’Haïti. Il y a rencontré une université victime d’une culture manichéenne qui imprègne d’ailleurs les pratiques des décideurs politiques et économiques du pays. Le travail coopératif n’est guère encouragé. Face à ce constat, nous avons introduit le concept d’universitaire-citoyen. L’universitaire-citoyen est celui qui s’intéresse avant tout au statut de la vérité dans la société. Il croit aussi en la force de l’amour. Il est un veilleur qui accepte de participer à la création des communautés de veilleurs au service du bien commun. Sans esprit de revanche, l’universitaire-citoyen apporte son soutien à tous ceux qui refusent de travestir la mémoire du peuple haïtien. Il encourage ses pairs à mobiliser notre histoire. L’universitaire-citoyen est un uto- piste réaliste qui se sert des armes que lui offre la science pour cerner les zones de liberté non maîtrisées par les structures de domination au niveau national et international. C’est au cœur de ces zones que les dominés ou les plus faibles et les plus vulnérables économiquement pourront investir leur surplus de créativité. L’universitaire-citoyen pense et croit que la fidélité à la vérité et au principe de la dignité humaine est capable de contribuer de manière significative à la pacification des rapports sociaux sur la terre haïtienne. Rezime : Lè mwen te retounen Ayiti nan ane 1999, yo te nonmen mwen pwofesè nan Inivèsite Leta Ayiti. Mwen te twouve mwen devan yon inivèsite ki ap soufri anba yon mantalite de pwa de mezi, ki nan tout ajisman moun ki ap pran desizyon politik epi ekonomik pou peyi a. Pa gen moun ki ankouraje travay an ekip. Devan sitiyasyon sa a, nou parèt ak konsèp inivèsitè-sitwayen a. Pou inivèsite-sitwayen yo, sa ki konte anvan tout lòt bagay, se enpòtans laverite nan sosyete nou an. Inivèsitè-sitwayen a rantre fòs renmen anndan li tou. Li se yon gadò ki aksepte patisipe nan fòme yon ekip lòt gadò nan sèvis byennèt tout moun. Inivèsitè-sitwayen an pa la pou li tire revanj, li la pou li ede tout moun ki refize defòme memwa pèp ayisyen an. Li la pou louvri je moun ki gen menm fonksyon yo, yon fason pou yo rete konekte ak listwa peyi nou an. Inivèsitè-sitwayen an se yon itopis ki reyalis. Li ap sèvi ak zam lasyans ba li pou li idantifye tout zòn libète fòs dominasyon yo pa rive kontwole sou plan nasyonal ak entènasyonal. Se nan nannan zòn sa yo moun yo domine yo, osnon moun ki pi fèb yo, sila yo ki pi frajil ekonomikman ka rive envesti pisans kreyativite yo genyen an plis la. Inivèsitè-sitwayen an panse e kwè, fidelite li pou laverite ansanm ak prensip diyite moun kapab ede tout bon pou mennen lapè nan rapò sosyal yo sou tè Ayiti. 1. INTRODUCTION N ous vivons dans un pays où la plupart de nos semblables ont du mal à assurer leur survie matérielle, à obtenir une reconnaissance sociale et à jouir des plaisirs de l’existence. Ils ruminent quotidiennement leur honte et leur humiliation. Le séisme du 12 janvier 2010 qui a détruit la capitale d’Haïti a mis à nu les différentes facettes de leurs souffrances sociales et morales. Nous avons choisi de demeurer l’hôte de la terre haïtienne. Ce choix nous contraint de donner une réponse à ces deux questions : Quel est le sens de notre existence sur cette planète ou plus particulièrement sur la terre haïtienne ? Que signifie habiter Haïti au 21e siècle ? À partir de notre lieu de travail, l’université, nous nous proposons de projeter un profil de l’universitaire-citoyen. Nous nous inscrivons dans le courant de la philosophie humaniste. Nous pensons et nous croyons que tous les êtres humains, indépendamment de leur race et de leur sexe, appartiennent à une seule et même espèce. Ils sont pourvus de la même dignité. Le déterminisme – biologique, historique, social, psychique – n’est jamais intégral. L’homme n’est pas un jouet de forces qui le dépassent et qui décident de son destin. Il a toujours le moyen d’acquérir ou de résister. Le bien-être humain est le but ultime de la vie sociale. C’est à partir de cette vision que nous dessinons le profil de l’universitaire-citoyen. Haïti Perspectives, vol. 2 • no 1 • Printemps 2013 19 2. L’UNIVERSITAIRE-CITOYEN ET LA QUESTION DE LA VÉRITÉ L’universitaire citoyen s’intéresse avant tout au statut et au devenir de la vérité dans notre société. Il a le souci de faire connaître la mission de l’université aux nouvelles générations. Ces dernières doivent savoir que « l’université fait profession de la vérité. Elle déclare, elle promet un engagement sans limite envers la vérité 1 ». En faisant profession de la vérité, l’université devrait être le lieu dans lequel rien n’est à l’abri du questionnement. Elle devrait être un ultime lieu de résis tance critique à tous les pouvoirs d’appropriation dogmatiques injustes. Elle est non seulement un lieu de liberté d’appren tissage, mais aussi un espace de liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition. Comme principe de résis tance, l’université ne doit être subordonnée à aucun pouvoir ni à aucune finalité extérieurs : économique, politique, idéo logique, médiatique, technique ou technocratique. L’universitaire-citoyen est un veilleur qui accepte de créer des communautés de veilleurs au service du bien commun. Avec ses pairs d’Haïti et de la planète, il appuiera toute tentative de mise en œuvre de structures pouvant faciliter la distribution des biens collectifs à tous sans distinction. Il créera, en outre, des associations d’universitaires qui s’affirmeront comme « ins tances de critique, de surveillance, de proposition à partir de leur champ de spécialisation ». Il sera toujours prêt à sonner l’alarme au moment où ressurgissent les laideurs nationales – mépris des paysans, domesticité infantile, préjugé de couleur – résultant d’une absence de mémoire. L’universitaire citoyen accepte de partager ses rêves avec d’autres (chercheurs, étudiants, ouvriers, paysans, groupes de femmes, etc). En effet, pour s’épanouir et s’étoffer, une idée a besoin d’être accueillie par d’autres. L’universitaire-citoyen utilisera toutes les stratégies visant à aider les nouvelles générations à admettre que les Haïtiens et les Haïtiennes sont responsables de leur destin. Les dieux ne nous en veulent pas. Nous déclinons parce qu’il manque à nos différentes élites un élément vital à la survie de notre société. Il s’appelle la « force d’âme ». En quoi consiste la force d’âme ? Elle consiste en notre capacité de résister à la tentation d’assassiner notre espérance et notre foi en l’avenir. La force d’âme est la capacité de dire non quand tout le monde veut nous entendre dire oui. Toutefois, ce non n’est pas celui de l’adolescent révolté ni encore de celui qui, par peur de la vie, est prêt à s’exposer à des situations dangereuses. Ce non doit être authentique. La force d’âme est notre refus de compromettre au nom de notre avidité l’épanouissement de la raison et de l’amour, de la trans cendance et du dépassement de l’étroitesse de l’ego. 1. Jacques Derrida (2001). L’université sans condition, Paris, Editions Galilée, p. 12 3. L’UNIVERSITAIRE-CITOYEN EST UN FILS D’HAÏTI ET UN CITOYEN DE LA TERRE Pénétré du sens de l’anticipation, l’universitaire-citoyen gar dera la mémoire de la souffrance des dominés. Il n’hésitera pas à faire connaître et comprendre les véritables fondements de la souffrance sociale en Haïti, laquelle souffrance peut être lue dans les gestes, les regards, la prononciation, l’intonation ou encore le langage des corps. Sans esprit de revanche, il pourra apporter son soutien à tous ceux qui refusent de travestir la mémoire et qui acceptent de mobiliser l’histoire haïtienne avec tout ce qu’elle comporte de tragique et de subversif, en vue de créer un avenir original. Cette mémoire facilitera la réduction de la violence symbo lique qui régit la communication entre locuteurs aux sta tuts sociaux foncièrement disparates. Quête de mémoire et conscience critique sont indissociablement liées dans toutes démarches dont la finalité est d’œuvrer pour un monde moins inégalitaire et moins violent. Porte-parole de l’universel, l’universitaire-citoyen haïtien ne peut pas faire comme si les progrès vertigineux des nou velles technologies de l’information et des communications n’avaient aucune incidence sur le travail de création culturelle. Il devra engager, à la suite de ses collègues de la communauté internationale, de sérieuses réflexions sur ces technologies. Il le fera, sans doute, à partir des questions brûlantes qui secouent l’histoire de son pays. Bref, il s’agira de découvrir lucidement en quoi les réussites de la science peuvent être « porteuses d’avenir » pour notre agriculture, notre économie, notre système judiciaire, notre système économique. L’uni versitaire-citoyen d’Haïti ne saurait se montrer étranger ou hargneux face aux nouvelles technologies qui affectent déjà non seulement les formes de vie de la plupart des citoyens de notre planète, mais encore toute la condition humaine. L’universitaire-citoyen ne doit pas ignorer les différents défis que tous les hôtes de la terre doivent relever, dans le cadre de la crise écologique. Il doit être conscient de uploads/Litterature/2-1-analyse2 1 .pdf
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- Publié le Apv 01, 2022
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