Au croisement de Maurice Blanchot et de Francis Ponge : l’écriture hors langage

Au croisement de Maurice Blanchot et de Francis Ponge : l’écriture hors langage Alain Milon*, Anca Călin** Mots-clés : Maurice Blanchot, Francis Ponge, langage, poésie, littérature, espace littéraire. Keywords: Maurice Blanchot, Francis Ponge, Language, Poetry, Literature, Literary space. « Voilà la poésie des mots. » Ponge, 1999 : 581 ‘L’écriture hors langage’ : l’expression peut paraître étrange puisqu’a priori elle est une expression langagière. En fait, Blanchot utilise cette formule étrange dans L’Entretien infini pour qualifier le jeu dangereux auquel se livre la langue lorsqu’elle oscille entre une possibilité d’écrire et une impossibilité de nommer les choses. Hors langage, c’est autant hors du langage que sans langage. Être hors du langage ou sans langage, cela revient à dire que l’écriture ne se soumet pas aux qualités fonctionnelles que le langage revendique, l’agencement formel de ses embrayeurs par exemple. L’écriture est pour Blanchot la littérature quand celle-ci se détourne autant des postures idéologiques, autrement dit les discours pré-construits, que du Moi haïssable (Blanchot, 1969 : 384). Elle revendique l’interruption en permanence comme elle n’accepte pas le langage quand il n’est qu’un système fonctionnel. « Le langage n’existe pas, mais fonctionne… moins pour dire que pour ordonner » écrira Blanchot (1969 : 384). On retrouve ici sa critique du formalisme linguistique. La littérature serait alors à l’entrecroisement de ce ‘hors’, une espèce de point de rencontre entre l’écriture et le langage sans que l’on sache véritablement ce que peut et veut l’un dans la relation qu’il entretient avec l’autre. RUA-L. Revista da Universidade de Aveiro | n.º 2 (II. série) 2013/14 | p. 33-44 | ISSN 2183-4695 * Professeur des Universités à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. ** Maître-assistante à Université Dunărea de Jos de Galaţi, Roumanie. 34 Alain Milon et Anca Călin Ce n’est pas pour autant qu’elle est hors de tout contenu sémantique pour devenir des gribouillis informes. Être hors langage, c’est plutôt l’occasion de se demander si le langage est un point de départ et l’écriture un point d’arrivée. La formule « écriture hors langage » renvoie en réalité à deux autres formules de Blanchot : « Écrire, ce n’est pas parler » et « Parler, ce n’est pas voir » (Blanchot, 1969 : 390). Comme parler est un moyen de libérer la pensée des contraintes et exigences optiques que la vision nous impose, écrire est un moyen de dépasser l’achèvement de la pensée que le discours organise ; l’écriture commencerait lorsque le langage disparaîtrait : « L’écriture ne commence que lorsque le langage, retourné sur lui-même, se désigne, se saisit et disparaît. » (Blanchot, 1969 : 390). La disparition du langage prendrait alors tout son sens dans ce ‘hors’. Mais, cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus ; il devient simplement un espace qui rend possible l’interruption, la rupture, la discontinuité, l’occasion de donner de la vie à l’écriture. En étant hors, l’écriture prend toute son ampleur parce qu’elle s’affirme comme une possibilité qui naît de sa rencontre avec le langage. Et s’« […] il n’y a pas d’écriture sans langage » (Blanchot, 1969 : 392) cela ne l’empêche pas d’être hors. L’écriture devient ainsi le moment d’une rupture mais aussi le temps d’une rencontre, sans qu’il soit question de supériorité de l’un sur l’autre. Le ‘hors’ ne veut pas dire que l’écriture est étrangère au langage ; elle a simplement d’autres voies pour s’exprimer. Il en va de même avec la voix et la parole puisqu’il existe une voix hors parole. Lorsque Blanchot écrit : « La voix, mais non la parole (Blanchot, 1969 : 386) il insiste sur le fait que la voix est davantage une ouverture sur le dehors que l’expression intérieure d’un moi. De la même manière, l’écriture est davantage une ouverture sur le possible du langage que l’agencement formel de la langue surtout si celle-ci se résume à un agencement idéologique. Si l’écrivain a effectivement toute latitude pour écrire, c’est au risque de faire courir un danger, autant à la langue dans sa capacité de nommer qu’à lui­ ‑même dans son aptitude à écrire. En jouant à ce jeu, la langue et l’écrivain se mettent en joue sans savoir qui tuera l’autre. Dans la ligne de mire de la langue, l’écrivain, puisqu’aux yeux de la langue il n’est pas digne de l’utiliser, et dans celle de l’écrivain, la langue, puisqu’il prétend en avoir la maîtrise. Ponge montrera comment sa poésie devient le lieu de rencontre de ces deux adversaires. Dans La Nouvelle Revue Française de 1958, Maurice Blanchot définit ainsi la littérature : « Que nous apporte […] la littérature ? L’espace de ce qui n’affirme pas, n’interroge pas où toute affirmation disparaît et cependant revient – ne revient pas encore – à partir de cette disparition. » (1958 : 673). 35 Au croisement de Maurice Blanchot et de Francis Ponge : l’écriture hors langage Le propos peut paraître obscur. En fait, il n’en est rien. Blanchot veut seulement nous signaler que la littérature est prise dans le piège du langage puisque la seule mission de l’écriture est de la rendre impossible. Dans le même article il tient à ajouter que la poésie est un espace de l’affirmation. D’un côté la poésie affirme, de l’autre la littérature est dans l’incapacité d’affirmer, sans oublier la philosophie qui, elle, revendique un espace d’interrogation. C’est là toute la difficulté du langage : être ou non un lieu de fixation. Mais est-ce vraiment son intention ? La rencontre entre Blanchot et Ponge nous montrera que l’écriture est dans cet ailleurs, ce hors langage. La littérature reste pour Blanchot le lieu de fabrication qui interroge la langue dans ses propres fondations. Cela ne veut pas dire pour lui que la littérature est floue et insensée ; elle est simplement prise dans un mouvement qui se fait, non pas en se faisant mais en se défaisant, un mouvement qui revendique une discontinuité, une fragmentation et une incertitude. Toutefois, cet état n’est pas paradoxal ou, s’il l’est, le paradoxe n’est qu’apparent. Pour Blanchot, la littérature n’existe pas hors de son impossibilité à s’exprimer sur les choses qu’elle met en place, et si l’écrivain écrit, c’est uniquement pour montrer que l’écriture est enfermée dans une incapacité à dire : « Nous avons remarqué que le langage n’était réel que dans la perspective d’un état de non­ ‑langage qu’il ne peut réaliser : il est tension vers un horizon dangereux où il cherche en vain à disparaître… Ce qui rend possible le langage, c’est qu’il tend à être impossible… » (Blanchot, 1949 : 30). La cause de cette impossibilité qui ne vaut que pour la langue littéraire, puisque la langue ordinaire se limite à une fonction de désignation, est liée au fait qu’elle est dans l’incapacité, non pas de dire les choses, mais d’accepter qu’elles puissent exister autrement que par la façon dont elles sont nommées. C’est là la raison d’être de l’écriture. Écrire, c’est avant tout se laisser porter par le fil de la discontinuité, du dehors ou de « l’interruption » pour reprendre le titre d’un chapitre de L’Entretien infini. Blanchot inscrit ainsi la littérature dans l’espace d’une interruption qui anime le cours des choses, dans l’espace en fait du refus de l’unité, un lieu où la pensée se réalise dans une tension entre le moment d’un ‘je’ et d’un ‘tu’ et celui d’un ‘il’, d’un ‘il’ qui va au-delà du personnage qu’il désigne, un ‘il’ en fait irréductible à toute forme de personnification. C’est d’ailleurs le moyen de revenir sur le ‘il y a’ levinassien. Mais à la différence de Levinas qui débute son entreprise philosophique par le ‘il y a’ pour en sortir afin de toucher l’altérité du sujet, Blanchot, lui, termine son entreprise philosophique par le ‘il y a’ pour montrer l’impasse dans laquelle se trouve l’écriture. La littérature pour l’écrivain permet de construire une 36 Alain Milon et Anca Călin brèche dans le langage pour donner la parole à l’intermittence qui seule rend « possible le devenir » (Blanchot, 1969 : 107). Fabriquer une écriture, cela veut dire travailler, non pas avec le mot et sa signification, mais dans le mouvement de sa fabrication, dans ses ‘coulisses’ en quelque sorte. La littérature pour Blanchot est là, dans l’expérience d’une langue à la fois antérieure et intérieure à toute forme d’écriture : « […] une expérience [car] lire, écrire, ne relèvent pas seulement d’un acte qui dégage des significations, mais constitue un mouvement de découverte. » (Blanchot, 1949 : 160). Ce mouvement de découverte renvoie à ce que Blanchot appelle l’impossible nomination dans la littérature, notion essentielle qui permet de comprendre comment l’impossibilité de nommer en littérature est déjà une expression littéraire. Maurice Blanchot s’inscrit ainsi dans le même mouvement que tous ces écrivains contemporains qui instaurent une sorte de mise à distance de la langue : Kafka, Artaud, Burroughs, Sarraute, Beckett, Des Forêts, Bataille, Klossowski… Cette mise à distance permet à Blanchot d’entrer dans la fabrication de l’écriture, ce qu’il appelle l’espace littéraire,1 un espace incirconscrit pour reprendre l’expression de Michaux, incirconscrit mais aussi uploads/Litterature/au-croisement-de-maurice-blanchot-et-de-francis-ponge.pdf

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