Hésitations utopiques entre le libre arbitre et le consensus: l’exemple de la C

Hésitations utopiques entre le libre arbitre et le consensus: l’exemple de la Cocagne Hilário Franco Júnior Universidade de São Paulo (Brésil) Résumé Le pays de Cocagne, grâce à la variété spatiale et temporelle de ses descriptions, événement unique dans l’histoire des utopies, offre un bon champ de réflexion sur les rapports entre consensus et libre arbitre dans l’imaginaire utopique. En effet, le corpus littéraire et iconographique relatif à cette terre utopique est abondant, et ce depuis sa première occurrence dans le nord de la France du milieu du XIIIe siècle, en passant par les manifestations postérieures en territoire anglais, allemand, hollandais, italien et de nouveau français, jusqu’à la défiguration parodique du thème à partir du XVIIIe siècle. En fonction de cela, il nous fournit non seulement une grande richesse informative, mais aussi et surtout la possibilité de spéculations épistémologiques sur le concept même d’utopie. Mots-clefs Cocagne, libre arbitre, utopie. Hilário Franco Júnior est professeur d’Histoire Médiévale à l’Universidade de São Paulo, Brésil. Il a suivi ses études post-doctorales à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales sous la direction de Jacques Le Goff. Il s’intéresse surtout à l’imaginaire textuel et à l’iconographie des XIIe et XIIIe siècles, sur lesquels il a publié, par exemple, As utopias medievais (1992); A Eva barbada. Ensaios de mitologia medieval (1996); Os três dedos de Adão. Ensaios de mitologia medieval (2010) et Cocagne, l'histoire d'un pays imaginaire (2013). Hesitações utópicas entre o livre-arbítrio e o consenso: o exemplo da Cocanha Hilário Franco Júnior Universidade de São Paulo (Brasil) Resumo O país de Cocanha, graças à variedade espacial e temporal de suas descrições, acontecimento único na história das utopias, oferece um bom campo de reflexão sobre as relações entre consenso e livre-arbítrio no imaginário utópico. Com efeito, o corpus literário e iconográfico relativo a esta terra utópica é abundante desde sua primeira ocorrência no norte da França de meados do século XIII, passando pelas manifestações posteriores em território inglês, alemão, holandês, italiano e, novamente, francês, até a desfiguração paródica do tema a partir do século XVIII. Em função disso, ele nos fornece não apenas uma grande riqueza informativa, mas também e sobretudo torna possivel especulações epistemológicas sobre o próprio conceito de utopia. Palavras-chave Cocanha, livre-arbítrio, utopia. Hilário Franco Júnior. é professor de História Medieval na Universidade de São Paulo. Fez pós- doutorado na École des Hautes Études en Sciences Sociales sob a supervisão de Jacques Le Goff. Franco Jr. se interessa sobretudo pelo imaginário textual e pela iconografia dos séculos XII e XIII, sobre os quais publicou, por exemplo, As utopias medievais (1992); A Eva barbada. Ensaios de mitologia medieval (1996); Cocanha, a história de um país imaginário (1998) e Os três dedos de Adão. Ensaios de mitologia medieval (2010). 151 HÉSITATIONS UTOPIQUES ENTRE LE LIBRE ARBITRE ET LE CONSENSUs MORUS - Utopia e Renascimento, n. 8, 2012 D ans l’histoire des utopies dès le milieu du XIIIe siècle et jusqu’au milieu du XXe un cas riche en documentation tant littéraire qu’iconographique permet quelques réflexions théoriques sur la construction, les transformations et l’abandon d’une société idéale – le pays de Cocagne. Malgré cela, il est relativement peu étudié en raison de l’habitude invétérée des historiens de refuser l’étiquette utopique aux créations pré- moréennes, comme si quelque chose d’innomée ne pouvait exister dans une réédition du vieux débat sur les universaux: la chose dérive du mot (position réaliste) ou le mot dérive de la chose (position nominaliste)? Or, déjà à l’époque de la formation de cette utopie (bien que son registre écrit date d’un siècle plus tard) Pierre Abélard démontrait que “celui qui a composé les noms a suivi les natures des choses” (compositor namque nominum rerum naturas secutus est), et Bernard de Morlay disait “donnez un nom à une rose disparue et nous aurons seulement un nom vide” (stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus). Peu d’années après que le mot utopia a été créé en latin par Thomas More (1516), François Rabelais l’a traduit pour la première fois en langue vernaculaire (1532) et affirma vingt ans plus tard dans une autre œuvre que les mots “ne signifient naturellement, mais à plaisir”, c’est- à-dire qu’il n’existe pas de relation naturelle entre mot et chose, c’est une simple convention1. Néanmoins, quelques savants continuent à penser que parler d’utopie avant More serait un anachronisme. Il est vrai que Lucien Febvre, le grand historien de Rabelais, définissait l’anachronisme comme “péché irrémissible” de l’historien, mais ce jugement a été nuancé après par, entre autres, Paul Duponchel (si l’anachronisme est “péché mortel de l’historien”, il est aussi “vertu du philosophe”, puisque “l’historicité des concepts renverra toujours à une certaine anhistoricité corrélative”) et Georges Didi-Huberman (“l’anachronisme est nécessaire, l’anachronisme est fécond lorsque le passé se révèle insuffisant, voire constitue un obstacle à la compréhension du passé”). Toutefois, la meilleure réflexion est peut-être celle de Marc Bloch, pour qui “estimer que la nomenclature des documents puisse suffire entièrement à fixer la nôtre reviendrait, en somme, à admettre qu’ils nous apportent l’analyse toute prête”2. On a aussi déjà nié le caractère utopique du pays de Cocagne en alléguant de son invraisemblance. Pour Alexandre Cioranescu “il n’est utopique qu’en apparence, car il offre le spectacle d’un pays impossible. [… Il] n’est pas une image de l’avenir, son temps est celui de l’illusion”. Pour Raymond Trousson il s’agit d’ “une métahistoire impossible”. Pour Herman Pleij il n’est pas “une utopie viable” parce que chaque utopie suggère une possibilité, alors que la Cocagne est “fantaisie”, est “strictement fictionnelle”, est seulement une “terre de rêve”3. Mais ces considérations ne nient pas forcément le caractère utopique de la Cocagne, qui peut être inclue dans ce que Lewis Mumford appelle l’“utopie d’évasion”, des rêves poussés par des désirs indépendamment de sa plausibilité. Celle-ci, de toute façon, ne doit pas être un critère déterminant car, selon Bronislaw Baczko, “dans le modèle idéal d’utopie, il s’agit de penser l’inimaginable tout en imaginant l’impensable”. Accuser la Cocagne d’être attachée seulement au “désir”, mais 1 Respectivamente, Glossulae super Porphyrium, chap. De differentia, éd. Bernhard Geyer, dans Peter Abaelards philosophische Schriften, Münster, Archendorff, 1933 (Beiträge zur Geschichte der Philosophie und Theologie des Mittelalters, XXI,4), p. 567, lignes 26-27; De contemptu mundi, I, éd. Thomas Wright, dans The Anglo-latin satirical poets and epigrammatists of the twelfth century, Londres, Longman, 1872 (Rerum Britannicarum Medii Aevi Scriptores, 59-II), p.38; Le Tiers Livre des faicts et dicts heroïques du bon Pantagruel, 19, éd. Mireille Huchon, Paris, Gallimard, 1994 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 409. Toutes les œuvres de Rabelais seront citées par cette édition. 2 Respectivement, Febvre, Le problème de l’incroyance au XVI siècle. La religion de Rabelais [1942], Paris, Albin Michel, 2003, p.15; Duponchel, Utopie et uchronie, Lille, Université de Lille III, 1973, p.290; Didi- Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit, 2000, p.19; Bloch, Apologie pour l’Histoire ou métier d’historien, éd. Étienne Bloch, Paris, Armand Colin, 1993, p.174. 3 Cioranescu, “Utopie, cocagne, et âge d’or”, Diogène, 75, 1971, p.95-96; idem, L’avenir du passé. Utopie et littérature, Paris, Gallimard, 1972, p.58; Trousson, Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique [1975], Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1999, p.21; idem, “Utopie et utopisme”, dans Nadia Minerva (éd.), Per una definizione dell’utopia. Metodologie e discipline a confronto, Ravenna, Longo, 1992, p.35; Pleij, Dreaming of Cockaigne. Medieval fantasies of the perfect life [1997], trad., New York: Columbia University Press, 2001, p.426-427. 152 Hilário Franco Júnior MORUS - Utopia e Renascimento, n. 8, 2012 non à l’“espoir”, pour reprendre les deux catégories de la célèbre définition d’utopie donnée par Ernst Bloch, c’est oublier que peut exister des utopies avec désir et sans espoir, tel le sentiment de Thomas More à l’égard de sa propre création.4 Prétexter les “mainte merveille” attribuées à ce pays depuis son trouvère picard du XIIIe siècle c’est ne pas s’apercevoir qu’elles étaient un outil littéraire pour attirer auditeurs (“Écoutez maintenant, vous qui êtes ici”) et lecteurs (“Voici ce que nous raconte l’écrit”) vers l’idée d’une société anarchique, non monétaire, distributive, égalitaire, communiste. C’est-à- dire que l’observation de Baczko s’applique parfaitement à la Cocagne: “toute utopie ne se propose pas nécessairement comme un programme d’action ni même comme un modèle qui demanderait une adhésion intellectuelle ou affective. […] Elles ne cherchent alors qu’à stimuler l’imagination ainsi que la réflexion critique et moralisante des lecteurs”.6 C’est éventuellement à cela, d’ailleurs, qu’il fait référence en 1703 le titre d’une estampe: “chi dessidera andarvi [à la Cocagne], gli ariva prestissimo con il pensiere con tutta facilità”. Par conséquent, la conclusion de Pleij selon laquelle la Cocagne “n’existe pas et c’est pour cela, évidemment, qu’elle a eu besoin d’être inventée” n’a pas de sens.7 Toute utopie n’est-elle pas conçue exactement pour corriger les déficiences ou combler les lacunes de la réalité historique? * Si comme toute utopie la Cocagne a été imaginée comme une société immobile, de temps suspendu, ses représentations évidemment ont été soumises aux vicissitudes de l’histoire. Il est vrai que les caractéristiques essentielles de cette terre ne se sont uploads/Litterature/hesitations-utopiques-entre-le-libre-arbitre-et-le-consensus-l-x27-exemple-de-la-cocagne.pdf

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