Le drame subjectif de Cantor, texte de Virginia Hasenbalg Le drame subjectif de
Le drame subjectif de Cantor, texte de Virginia Hasenbalg Le drame subjectif de Cantor Virginia Hasenbalg I regret that it has been necessary for me in this lecture to administer such a large dose of four-dimensional geometry. I do not apologise, because I am really not responsible for the fact that nature in its most fundamental aspect is four-dimensional. Things are what they are. A.N. Whitehead, The concept of nature (1920) Il se peut que la spatialité soit la projection de l’étendue de l’appareil psychique. Aucune autre déduction possible. Psyché est étendue, mais n’en sait rien. S. Freud, Résultats, Idées, Problèmes (1938) L’éclosion du discours scientifique à la fin du XIXe siècle a bouleversé radicalement le champ du savoir en introduisant des nouvelles vérités qui allaient à l’encontre du bon sens partagé et qui donnaient jusque-là consistance au lien social. Les découvertes de Pasteur, entre autres, démontrant que le vivant ne pouvait pas être issu à volonté du non-vivant comme le soutenait la théorie de la génération spontanée bien ancrée dans les croyances de l’époque, lui ont attiré l’animosité de l’establishment médical. Dans Science et Vérité Lacan évoque le drame subjectif du savant pouvant quelquefois l’amener à la folie. Cantor, éminent mathématicien finissant sa vie à l’asile, nous servira d’appui pour interroger cette subjectivité. La fin du XIXe et le début du XXe siècle ont été un tournant pour les mathématiques. A.Warusfel, auteur d’ouvrages de référence, écrit en 1969 sur cette période en évoquant les circuits de course automobile, où aux longues lignes droites succèdent des épingles à cheveux, ce qui oblige à jouer adroitement des rapports de la boîte pour ne pas être projeté hors de la piste avant de pouvoir reprendre le régime de pleine puissance. Les mathématiciens professionnels sont de nouveau sur la ligne droite, non sans avoir, au début de ce siècle, cassé quelques moteurs ou perdu quelques pilotes (1). Quelle est l’incidence de ce nouveau savoir si radical sur le sujet ? Est-il possible de l’appréhender ? Cantor mathématise l’infini actuel, définissant ainsi une toute nouvelle approche de l’objet mathématique qui depuis les Grecs ne pouvait pas se passer de l’appui donné par la notion de mesure. Cette mesure assurait une prise sur le monde sensible. Dès le début de ses recherches Cantor utilise la géométrie projective (Steiner 1796-1863). Il en emprunte même le signifiant de « puissance » pour nommer son hypothèse de la puissance du continu. La géométrie projective démontre que dans le coté d’un carré, à savoir un segment, il y a autant de points que dans sa surface, puisque tous les points de celle-ci peuvent être projetés sur le segment. Il en découle que la partie peut être aussi grande que le tout, ce qui bouscule les certitudes fondées sur la perception. Ceci n’est pas sans rapport avec la logique du signifiant, qui relève elle aussi d’un domaine au-delà de ce qui peut être saisi dans le monde physique. Il n’est pas surprenant qu’en parlant du signifiant Lacan évoque l’infini actuel : Le signifiant c’est ce quelque chose qui, à entrer dans 1 / 7 Le drame subjectif de Cantor, texte de Virginia Hasenbalg le réel, y introduit le hors de mesure, ce que certains ont appelé l’infini actuel (Lacan, 5/1/66). Or, cet infini actuel, dont parle Lacan, relevait jusqu’à Cantor de la théologie ou de la philosophie. En le définissant mathématiquement Cantor le soustrait à la sphère métaphysique, pour en faire un objet scientifique. Les historiens des mathématiques soulignent l’importance dans les travaux de Cantor de la prise en compte des nombres irrationnels, ceux qui ne peuvent pas s’écrire sous forme de fraction et qui ont une succession infinie et non répétable de décimaux. Chez les Grecs déjà, se pose à l’intelligence humaine une question purement théorique mais qui touche à l’essence même des mathématiques : existe-il une fraction qui soit exactement la mesure de la diagonale du carré de côté unité ?(2) Des nombres irrationnels comme racine de 2, Pi, le nombre d’or, pour ne citer que les plus anciennement connus, sont des nombres que nous ne pouvons pas finir d’écrire. Pour Pi, par exemple, les ordinateurs ont calculé à ce jour 206 milliards de décimaux... On pourrait dire que ce sont des nombres qui oscillent entre le « ne cessent pas de s’écrire » (de l’ordre du nécessaire) et le « ne cessent pas de ne pas s’écrire (de l’ordre de l’impossible)... Il y a là donc un impossible qui pour les Grecs ne pouvait pas être démontré. Il a fallu attendre Cantor pour faire du nombre irrationnel un objet mathématique. Les conséquences de cette démonstration sont énormes(3). Lorsque l’impossible n’est pas démontré, cela permet de vivre dans l’espoir de trouver le rapport rationnel, le ratio, la fraction qui le représente. Les Grecs l’avaient seulement pressenti, ce qui leur permettait de vivre dans l’illusion du possible, dans l’illusion que c’était possible de trouver la fraction pour calculer racine de 2, ou que c’était possible de trouver la dernière décimale qui allait permettre de tomber sur le chiffre qui arrêterait la suite. Cette illusion peut être entendue comme l’alibi de l’impuissance exprimée soit dans la temporalité : ce qui n’est pas possible aujourd’hui, peut-être le sera-il plus tard, idée que, d’ailleurs, la science ne cesse de valider. Soit dans la spatialité : ce que je ne sais pas, peut-être l’Autre le saura-t-il. S’agit-il de la place de Dieu, qui faisait de l’infini actuel un tabou, ou de la fonction du sujet supposé savoir ? En mathématisant le domaine jusqu’alors réservé à la religion - seul le domaine de Dieu pouvait recouvrir l’infini « en acte » - Cantor, franchit un seuil, non sans payer le prix. Jusqu’à Cantor, il n’y a pas eu à assumer cet impossible. Il n’y a pas eu à se soumettre aux conséquences logiques de cette démonstration. Grâce à lui, la coupure avec le monde grec est pour ainsi dire accomplie. La notion même de coupure définie par Dedekind, son collègue et ami, inaugure ce bouleversement. En effet, Dedekind trouve une propriété ou fonction des nombres irrationnels qui retourne le sens qu’on leur donnait jusqu’alors. Au lieu d’imager l’insaisissable, grâce à la quantité infinie de décimaux, un irrationnel va définir une frontière, une limite séparant deux champs. La suite infinie de décimaux instaure une «coupure » bordée de rationnels, entre ceux qui sont avant et ceux qui sont après. L’infini dénombrable, appelé par Cantor Aleph 0, restera, en revanche, celui des entiers, des rationnels. C’est l’infini qu’on imaginait intuitivement comme inatteignable, parce qu’infiniment loin et que les travaux de Cantor vont « mathématiser » comme infini en acte, ou actuel. Gauss parle en 1831 de son horreur quant au concept de l’infini actuel qu’il appelle « complet »: Je conteste l’utilisation d’une grandeur infinie comme un tout complet (...) L’infini n’est qu’une 2 / 7 Le drame subjectif de Cantor, texte de Virginia Hasenbalg façon de parler, son sens véritable étant celui d’une limite que certaines fractions (ratios) approchent indéfiniment, tandis que d’autres l’éloignent sans restriction.(5) En 1886, Cantor montre à la fois son accord et son désaccord vis-à-vis de la position de Gauss: malgré la différence essentielle entre les concepts d’infini potentiel et actuel - le premier signifiant une grandeur finie, variable qui augmente au-delà de toutes les limites finies, tandis que l’autre est une grandeur fixe, constante qui se trouve au-delà de toutes les grandeurs finies - il arrive qu’il soient trop souvent confondus. (5) Gauss ne peut penser l’infini qu’en termes de complétude et de distance. Les termes approchent, éloignent révèlent qu’il pense en termes d’infini potentiel, ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec sa formation de physicien ancrée dans le monde sensible. Ce que Cantor nous dit c’est que l’infini actuel est un point fixe au-delà de toutes les grandeurs finies. Ceci n’est pas sans évoquer le concept du phallus comme point fixe. Mais, est-ce dans sa nature de signifiant que Cantor peut le pressentir ? Aucun commentateur de la vie de Cantor ne fait l’économie de Kronecker, son professeur à Berlin et l’un des précurseurs de l’école constructiviste, qui a violemment refusé ses découvertes. Kronecker, représentant marquant du courant finitiste largement dominant à l’époque, considérait le savoir de Cantor comme relevant soit de l’imposture soit du blasphème. Sa phrase lapidaire résume sa position : « Dieu a créé les nombres entiers ; le reste est l’oeuvre de l’homme ». Selon Kronecker, on devait construire les mathématiques à partir des nombres entiers, en n’utilisant que des combinaisons arithmétiques finies de ces nombres entiers. (...) Il s’opposa à toutes les définitions d’objets mathématiques où intervenait la notion de limite. Selon lui, il aurait même fallu abandonner les nombres irrationnels que les mathématiciens acceptaient depuis des siècles, tant qu’on ne saurait pas les construire à partir des nombres entiers naturels, comme on le faisait pour les nombres rationnels. (J.Dauben)(4). La position de Kronecker, reflétant celle de son époque, se fonde sur l’irréfutable. Un analyste ne restera pas indifférent à la certitude donnée uploads/Litterature/le-drame-subjectif-de-cantor-texte-de-virginia-hasenbalg.pdf
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- Publié le Apv 05, 2021
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