LE LATIN DES CADRANS SOLAIRES Michel Griffe, Université Paul-Valéry, Montpellie

LE LATIN DES CADRANS SOLAIRES Michel Griffe, Université Paul-Valéry, Montpellier RÉSUMÉ On peut croire que l’usage des cadrans solaires a été courant partout et de tout temps. Or il n’en est rien : le cadran solaire est un objet culturel, absent dans certaines régions et époques, pléthorique dans d’autres. On ne trouve jamais de devises sur les cadrans grecs ou romains, alors qu’à partir de la fin du Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui les maximes en latin sont devenues une loi du genre. On proposera ici d’étudier quelques exemples remarquables de cadrans des Hautes-Alpes et de leurs inscriptions. Celles-ci sont le plus souvent empruntées aux littératures religieuses ou profanes. Mais les peintres les ont comprises et adaptées en fonction de leurs propres préoccupations et de celles de leur époque. ABSTRACT One might think that the use of sundials was common in all places and times. Yet, this is not the case: the sundial is in fact a cultural object, absent in some areas and periods of time, and prevalent in others. While no moral inscriptions were found on any Greek or Roman sundials, from the end of the Middle Ages and onwards, Latin captions on sundials have become almost a requirement of the genre. The paper examines some remarkable examples of inscribed sundials from the Hautes Alpes of France. These inscriptions were mostly borrowed from both sacred and secular literature, which was understood and employed by the painters according to their own needs and interests, and shaped by the spirit of their age. 1. Introduction J’ai découvert les cadrans solaires des Hautes-Alpes au retour des sessions de linguistique et littérature de l’association Clélia lorsqu’elles se tenaient à Aussois, en Haute Maurienne. La rentrée universitaire au début d’octobre autorisait en septembre quelques flâneries dans le Briançonnais et dans le Queyras. La région est particulièrement riche en magnifiques œuvres d’art. Ces cadrans sont aujourd’hui très en faveur auprès des touristes et des habitants qui restaurent les anciens qui ont été dégradés ou en commandent de nouveaux à des artistes contemporains. Ainsi, le village de Saint-Véran (2 042 m) dans le Queyras, qui a été déchu de son titre de commune la plus haute d’Europe, garde celui de la plus riche en cadrans : une cinquantaine pour seulement 200 habitants ! Les devises étaient traditionnellement rédigées en latin. Aujourd’hui, malgré les progrès du français ou des langues régionales, occitan dans le Dauphiné et en Provence, franco-provençal (arpitan) en Maurienne et Tarentaise, le latin est encore présent dans 46 % des devises. Au XIXe siècle, les sociétés savantes ont commencé à recenser les cadrans, à dresser des listes, à rechercher l’origine des citations, plus rarement à hasarder des traductions 1. La vogue récente dont jouissent les cadrans et les ressources du numérique ont donné un nouvel élan à la recherche. En 1972, la Commission de la Société astronomique de France a entrepris un recensement sur tout le territoire français, qui a abouti à la publication de deux volumes en 2005 sous la direction d’Olivier Escuder2. Ce corpus réunit 2 200 devises en plusieurs langues par ordre de fréquence décroissante : latin, français, occitan, breton, basque, catalan, alsacien, grec, russe. On y compte 750 devises différentes en latin hors variantes. Le travail de la commission est en tout point remarquable. Parallèlement, Michel Lalos, autre membre de la commission, gère un site internet entièrement consacré aux cadrans solaires de France et de l’étranger 3. On trouvera aussi en librairie de nombreux livres d’art qui leur sont consacrés4. Je me limiterai ici à quelques exemples pour illustrer la variété des problèmes que posent les cadrans au latiniste intéressé par l’usage des citations de la Bible et des auteurs classiques : choix, interprétation, réception. Le latin a aussi servi jusqu’à aujourd’hui à exprimer des pensées originales. Je ferai l’impasse sur les cadrans dits « canoniaux » qu’on trouve sur les églises 1 . Les premiers relevés savants sont ceux d’Edmond Baron de Rivières (1835-1908), parus à partir de 1877 dans le Bulletin monumental de la Société française pour la conservation et la description des monuments historiques, sous le titre « Inscriptions et devises horaires ». Comme l’indique ce titre, il n’y a pas que des devises de cadrans. Elles sont classées par thèmes, portent mention de leur situation, mais le latin n’est pas traduit et elles ne sont pas accompagnées de commentaires sur le fond. 2 . Escuder (2005). Le classement thématique s’inspire du précédent catalogue de Boursier (1936), qui donne pour chaque devise le texte exact, la traduction s’il y a lieu, la situation, la date si elle est inscrite, enfin l’origine des textes quand l’auteur a pu l’identifier. Nomenclature de Boursier : I/ Pensées religieuses, patriotiques, politiques. II/ Devises philosophiques, morales, variations sur l’ombre et sur la vanité des choses. III/ Devises optimistes, épicuriennes. IV/ La fuite du temps. V/ La dernière heure, la mort. VI/ La terre tourne, non le soleil. VII/ Le cadran solaire. VIII/ Les bienfaits de Dieu, de la lumière, du soleil. IX/ Pensées humoristiques, jeux de lettres, de mots, etc. 3 . Adresse du site en bibliographie. Les images sont regroupées par canton. Des cartes permettent de retrouver facilement les images qui sont accompagnées d’une brève notice. 4 . On peut recommander, entre autres, le beau livre de Ducrot et Putelat (2003) qui offre des clichés en couleur de grand format. Molines-en-Queyras, cadran de Rémi Potey et dans les monastères entre les VIIIe et XVIe siècles. Destinés à rappeler aux fidèles les heures des offices, ils comportent rarement des inscriptions. Je leur consacrerai à Evian l’an prochain un nouveau diaporama. 2. l’Inspiration biblique Au XVIIe siècle, les cadrans canoniaux cèdent la place aux cadrans rectangulaires peints ou sculptés, calculés par des astronomes dans les grandes villes ou à l’aide de méthodes empiriques ailleurs. Beaucoup ont disparu à cause de la fragilité des supports et des peintures a fresco quand ils n’ont pas été restaurés, sans compter les innombrables incendies qui ont dévasté ces villages aux structures de bois. Néanmoins la profusion d’un artefact de luxe dans les contrées reculées et pauvres des Hautes-Alpes n’a rien d’un phénomène de mode et relève d’une solide tradition culturelle. Les vallées étaient restées très isolées jusqu’au xxe siècle, surtout en hiver où les chemins étaient dangereux. Elles ont une longue histoire d’indépendance sous la « République des Escartons » où elles ont joui d’une autonomie fiscale et politique de 1343 à la Révolution 5. Elles étaient peuplées de paysans durs aux travaux de la terre, exposés aux rigueurs du climat, mais cultivés : la moitié des habitants savaient lire et écrire. Ils étaient aussi en contact étroit avec les artistes piémontais 6. Ils étaient profondément religieux. La région a été marquée par les mouvements vaudois aux XIVe et XVe siècles, calvinistes ensuite. Ces tentatives de réformes ont été cruellement réprimées mais ont laissé une empreinte durable. On ne s’étonnera donc pas que la plupart des devises anciennes trouvent leur origine dans la Bible. Les Psaumes figurent sans surprise au premier rang des citations vétérotestamentaires. Ils sont en effet présents dans toutes les liturgies chrétiennes, et notamment dans la liturgie catholique des heures. Chez les protestants, ils sont chantés lors de l’office du dimanche dans la version de Genève à laquelle avait travaillé Clément Marot. La présence d’une citation des Psaumes sur un cadran ne permet donc en aucune façon d’identifier comme calviniste le propriétaire d’une maison. Les psaumes sont ordinairement classés en catégories variables : louanges (hymnes), supplications, lamentations, actions de grâce... Ils sont censés offrir au fidèle des modèles de prières dans toutes les situations de la vie. 2.1. Les Psaumes : cadran du Fontenil (Briançon), daté de 1719 et restauré en 1991 Style rectangulaire du XVIIe siècle, mais discrètement orné d’une décoration végétale dans les écoinçons et d’un graphisme original des heures. Il affiche le premier verset du Psaume 126 (127). Nisi dominus aedificauerit domu(m) in uanum laborauerunt qui aedificant eam. « Si le Seigneur n’édifie pas la maison, c’est en vain que travaillent ses bâtisseurs. » Ce psaume appartient à un genre appelé habituellement « sagesse ». Le texte est celui de la Vulgate. La discordance des temps s’explique par l’absence de distinctions temporelles dans la conjugaison de l’hébreu et à la difficulté de traduire en latin les aspects perfectif et imperfectif. Le psaume proclame que tous les travaux humains sont inutiles s’ils ne procèdent pas d’une entière dévotion au Seigneur. Il se termine sur une incitation à s’assurer une descendance, les enfants constituant la meilleure protection possible contre ses ennemis. La morale très stricte qui s’exprime dans ce verset devait parler à l’âme de ces rudes paysans dont la survie dans une nature hostile dépendait d’une discipline de vie sans faille. La mort dans les montagnes pouvait survenir à chaque instant, surtout l’hiver avec les animaux sauvages, les tempêtes, le verglas sur les chemins en bordure des précipices et les avalanches qui pouvaient emporter plusieurs fermes. 2.2. Cadran de Rioclar-Bas (Méolans-Revel, Ubaye). Cadran de 1846, en forme de miroir Restauration. Il ne uploads/Litterature/le-latin-des-cadrans-solaires-griffe.pdf

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