Presses universitaires du Septentrion Communication et organisation | Thomas He
Presses universitaires du Septentrion Communication et organisation | Thomas Heller, Romain Huët, Bénédicte Vidaillet L’identité d’entreprise. Une fiction ordinaire au 1 service du management ? Julien Tassel p. 241-252 Résumé La gestion managériale de l’identité d’entreprise tire son efficacité du recours à différents types de fictions qui présentent l’entreprise comme un individu collectif, une personne et un personnage historique. L’exemple du Groupe Caisse d’Épargne montre qu’il s’agit à travers ces fictions de construire la cohérence identitaire de l’entreprise en synchronie et en diachronie. La remise en cause du dispositif managérial par certains salariés amène à penser l’identité moins en termes de contenu que d’investissements. Entrées d'index Mots clés : identité d’entreprise, fiction, management Texte intégral L’identité d’entreprise, une notion floue aux effets bien réels L’identité d’entreprise, régulièrement présentée comme un « avantage concurrentiel » potentiel par la littérature managériale, quand elle n’est pas élevée au rang de « ressource stratégique » (Melewar et Jenkins, 2002, 76) n’en reste pas moins une notion floue, que p. certains auteurs en sciences de gestion comparent volontiers au brouillard (Balmer, 2001, p. 248). Du côté des praticiens comme de celui des universitaires, il n’existe en effet pas de consensus sur sa définition, à tel point que « beaucoup ont choisi de ne pas définir le terme précisément » (Melewar et Jenkins, 2002, p. 76). 2 3 4 L’expression fait néanmoins partie de la vulgate que mobilisent régulièrement les sciences du management pour faire référence à ce qui distingue telle entreprise de telle autre et pour désigner un « ensemble de caractéristiques interdépendantes qui donnent à [une] organisation sa spécificité, sa stabilité et sa cohérence et la rendent ainsi identifiable » (Moingeon et Ramanantsoa, 1997). Si les spécialistes s’entendent pour dire que la notion permettrait aux salariés de répondre à la question « que sommes-nous ? » (Balmer, 2001, p. 254), les points de vue divergent lorsqu’il s’agit de définir ses composantes, appelées dans l’univers anglo- saxon corporate identity mix. Ce mélange constitue, à en croire certains auteurs, « la présentation de soi d’une organisation », repérable dans « les indices qu’elle offre d’elle-même par son comportement, sa communication, et son symbolisme, qui constituent ses formes d’expression » (van Rekom et alii, 1991, cité par Balmer, 2001), sans qu’il soit précisé si ces éléments procèdent d’une activité délibérée d’expression ou de communication (ce que l’expression « présentation de soi » laisserait penser), ou d’une herméneutique (ce que la référence à des « indices » connote). D’autres auteurs opèrent une distinction entre l’« âme », l’« esprit » et la « voix » de l’entreprise. Dans cette perspective, alors que l’âme est constituée par « les éléments subjectifs de l’identité d’entreprise, y compris les valeurs détenues par le personnel, qui trouvent leur expression dans la pléthore de sous-cultures et le mélange des types d’identité qu’on trouve au sein des organisations », l’esprit comprend les éléments nécessaires au management de cette identité d’entreprise. Il serait formé par « les décisions conscientes prises par l’organisation vis-à-vis de l’éthos organisationnel choisi, la vision, la stratégie et la performance du produit ». Enfin, la voix « englobe les multiples façons dont l’organisation communique en 5 6 interne et en externe avec ses parties prenantes et ses réseaux » (Balmer 2001, p. 259-260). Ces définitions, qui avancent en définitive que l’identité d’entreprise n’est rien d’autre que l’addition des éléments qui composent l’entreprise, ont des allures de tautologies. C’est d’ailleurs à clôturer un périmètre plus ou moins large de composantes définissant l’être de l’entreprise, que se consacrent la plupart des analystes. Missions, ressources, compétences, organisations, valeurs et normes comportementales (Marion et alii, 2005, p. 413) ; communication, identité visuelle, architecture et localisation, comportement et management des comportements, culture d’entreprise, philosophie et histoire d’entreprise (Melewar et Jenkins, 2002, p. 81) composent, parmi tant d’autres exemples, l’inventaire à la Prévert de l’identité d’entreprise. Pourtant, si l’on délaisse le travail de définition théorique pour se pencher sur les usages de la notion en entreprise, on découvre que sa valeur est moins liée à sa précision conceptuelle qu’à ce que sa mobilisation permet d’instaurer. C’est pourquoi il s’agira ici d’interroger les effets de l’usage managérial de la notion d’identité d’entreprise, à partir de l’exemple d’un terrain ethnographique effectué dans le cadre d’un doctorat en SIC (Tassel, 2008) au sein d’une institution bancaire ancienne – les caisses d’épargne – pour qui la période d’enquête (2003-2007) coïncide avec une volonté d’internationalisation. L’ambition de cette institution est alors de devenir un acteur majeur du paysage bancaire européen, en regroupant des activités financières dans la banque d’investissement, l’immobilier, l’assurance et les services financiers spécialisés pour la banque de détail, sous l’égide d’un groupe bancaire universel qu’il s’agit de construire : le Groupe Caisse d’Épargne (abrégé ci-après en GCE). Cette construction s’accélère encore en 2006 avec la création de Natixis, qui, en rapprochant le GCE du Groupe Banque Populaire, permet à l’institution d’atteindre une 7 8 taille et une renommée internationale dans le domaine de la banque de financement et d’investissement, de gestion d’actifs et de services financiers. Ceci explique que la période d’enquête soit vécue par les salariés comme une période de changement qu’ils peinent parfois à comprendre et qu’ils n’hésitent pas à qualifier de « révolution ». C’est dans ce contexte où l’entreprise s’éloigne de son activité d’origine (l’administration du livret A, l’épargne populaire, une certaine éthique et pédagogie de l’argent issue de la mouvance philanthropique de la fin du XVIIIe siècle) pour se pencher vers des domaines qui semblent diamétralement opposés, dans ce contexte où certains salariés éprouvent des difficultés à reconnaître l’entreprise qu’ils ont connue dans le groupe bancaire qui advient (Tassel, 2011), que plusieurs dirigeants et managers vont mettre en avant, comme socle commun à un certain nombre d’actions (définition de valeurs d’entreprise, formations, écriture de l’histoire du groupe…) la notion d’identité d’entreprise. L’hypothèse qui guide cet article est que l’identité d’entreprise participe à l’édification par le management de cadres interprétatifs censés guider les salariés dans leur compréhension du devenir de l’organisation, et favoriser in fine leur acceptation des transformations à l’œuvre. L’analyse de cet instrument de domination ordinaire représente une modeste contribution à la réflexion sur la perspective critique dans le champ des communications organisationnelles. Elle permet de mettre au jour que même les aspects les plus anodins de l’univers de travail sont traversés par des rapports de force et ce, parfois même à l’insu des acteurs. On les repère dans une désignation, les relève dans une façon de parler de l’entreprise, les remarque dans une manière de faire parler l’entreprise. La posture critique correspond bien au « travail de la pensée » dont parle Foucault, dont le rôle « n’est pas de dénoncer le mal qui habiterait secrètement tout ce qui existe, mais de 9 10 11 12 Le travail de l’identité en synchronie Une entreprise qui pense et agit par elle-même ? pressentir le danger qui menace dans tout ce qui est habituel et de rendre problématique tout ce qui est solide » (Dreyfus et Rabinow, 1984, p. 325-326). Parler d’identité d’entreprise n’est en effet pas anodin, et l’usage de ce terme, tout comme les pratiques qu’il autorise, méritent d’être analysés, car ils participent d’un dispositif qui, en faisant appel à la fiction, doit permettre de reconstruire une interprétation cohérente de l’entreprise. Un premier niveau de ce dispositif veut qu’on présente communément l’entreprise comme si elle était un individu agissant et pensant par lui-même, en en faisant ce que Vincent Descombes nomme un « individu collectif ». Le philosophe désigne par là la difficulté intellectuelle qu’il y a à considérer tout un ensemble de termes qui renvoient dans le même temps à une collection d’individus et à ce qui paraît être un individu distinct, doué de caractéristiques propres. C’est la réalité à laquelle fait référence cet usage qu’il convient d’interroger. Si « le peuple » ou « le gouvernement » constituent de bons exemples de ce genre de désignations, il en va de même sur le terrain d’enquête pour les évocations du « Groupe Caisse d’Épargne ». Les rapports, décrets, notes officielles ou articles publiés par le management et les services de communication interne, font comme si le GCE ne se limitait pas à la collection des collaborateurs ou des entreprises qui le composent, mais était plus que cela : un individu doté de capacités et de volonté propres. Le rapport d’activité du groupe bancaire (2006) en fournit un bon exemple. On y affirme en effet que le GCE « se positionne dans le peloton de tête des banques universelles », qu’il « franchit une étape décisive de sa 13 14 15 transformation », qu’il « oriente ses efforts », qu’il « a choisi de placer la convergence vers un système d’information unique » ou qu’il « s’est fixé un objectif ambitieux ». L’entreprise apparaît ainsi à la fois comme la collection d’individus qui y œuvre et comme cet individu politique2 capable d’agir autant que de prendre des décisions, de réfléchir « ses » choix, de « se » fixer des orientations – uploads/Management/ l-x27-identite-d-x27-entreprise-une-fiction-ordinaire-au-service-du-management-presses-universitaires-du-septentrion.pdf
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- Publié le Nov 26, 2021
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