LE LIEU ET LE LIEN Jacques-Alain Miller Neuvième séance du Cours (mercredi 31 j
LE LIEU ET LE LIEN Jacques-Alain Miller Neuvième séance du Cours (mercredi 31 janvier 2001) IX Pressé par les questions que nous avons reconnues pour être les plus actuelles qui sont posées à la psychanalyse par le Zeitgeist, l'esprit du temps, c'est-à-dire d'abord l'indifférenciation croissante des pratiques qui s'établissent sur le pouvoir thérapeutique du sens -on pourrait appeler ça la puis-sens, la terrible puis-sens -, ensuite et en conséquence, la difficulté de soutenir la différence de la psychanalyse pure et de la psychanalyse appliquée, et enfin la confusion qui rend en quelque sorte poreuse la frontière qui répartit psychanalyse et psychothérapie, pressé par ces questions, comme vous l'êtes, le sachant ou pas, le sachant sans doute un peu davantage maintenant, j'ai recours à ce que nous sommes convenus de dénommer le dernier enseignement de Lacan. C'est un recours qui s'impose à nous comme tel, c'est-à-dire au-delà de l'exploitation que déjà nous avons pu en faire -ne serait-ce par exemple que pour en extraire le partenaire-symptôme ou l'événement de corps -, mais c'est un recours à cet enseignement comme tel qui s'impose pour autant que, du point où nous sommes, cet enseignement nous paraît anticiper nos questions et être à proprement parler précurseur. Nous apercevons que déjà quelqu'un s'était affronté à ces embarras qui sont les nôtres, et sans que peut-être nous sachions en prendre la mesure, tant que ces questions n'étaient pas encore manifestes comme elles le sont aujourd'hui où leur dynamique s'impose, s'accélère, et nous force à nous mettre à jour. Ces embarras, appelons-les des impasses, qui ne sont pas seulement historiques, qui ne sont certainement pas contingentes ni extrinsèques, mais qui sont -allons jusque-là -internes à la psychanalyse elle-même. Fort heureusement -je le précise -, ce dernier enseignement dessine également des voies d'issue. Il s'agit encore pour nous de frayer ces voies. Frayer -je m'en aperçois -consonne avec effrayer. Ce frayage suscite une certaine frayeur, au fond nouvelle, parce que, lorsque Lacan était au travail, ce n'est pas cet affect qui s'imposait, sinon plutôt le sentiment d'une industrie nodale, si je puis dire, multipliant les productions, les apports de ses collaborateurs divers qui lui apportaient des figures, des objets, en lui faisant confiance pour en faire quelque chose. Donc, ce qui s'imposait à l'époque était plutôt une productivité dont on ne voyait pas nécessairement à quoi elle conduisait, à quoi elle répondait, mais qui avait son évidence. C'est aujourd'hui, au fur et à mesure que j'en extrais un frayage, qu'un certain nombre me témoignent de leur frayeur. Que j'aie pu parler de la dissolution des concepts freudiens la dernière fois, est de nature à soustraire ce qui pour chacun est une assise, lui permet de cadrer son acte, du côté de l'analyste, sa tâche, du côté de l'analysant. C'est pour tempérer cet effet de frayeur -que je ne cherche pas à cultiver -qu'il me paraît important de manifester que je suis loin d'être seul à m'avancer dans cette zone et que j'y ai, et que j'y aurai -j'y compte -des compagnons. Au premier rang desquels Éric Laurent, ici présent, qui, au cours de cette séance de cours, apportera ce que lui-même, dans la même direction, est à la tâche d'ordonner, y compris avec le versant polémique qui est de nature à puissamment rassurer sur les conséquences positives que nous pouvons tirer de nos interrogations fondamentales. Je compte bien que, au 99 J.-A. MILLER, LE LIEU ET LE LIEN- Cours no 8 24/01/2001 -100 cours de cette année, d'autres se proposent également, avec nous, de contribuer à l'œuvre. Cela demande certainement de prendre quelque distance avec cette forme de pensée qui imposerait un « ou bien, ou bien ». Ce n'est pas « ou bien les concepts freudiens tiennent, ou bien les concepts freudiens sont dissous ». Il n'y a pas ici à choisir. Leur consistance comme leur dissolution font partie du même champ. Nous ne renions rien. Nous apprenons au contraire de plus près de quoi sont faits ces concepts. Leur dissolution est justement faite pour nous enseigner à quoi tient leur construction. On peut donc déjà anticiper l'effet de retour que nous pourrons en obtenir sur le plus assuré de ce qui constitue nos repères dans la pratique. Nous apprenons à tourner autour et à être moins naïfs, à nous déprendre de ce que la routine de la pratique celle de l'acte, celle de tâche -amortit du tranchant et même de l'Unheim/ich de la psychanalyse elle- même. Il s'agit de revigorer non seulement l'éros qui soutient la psychanalyse, mais aussi bien d'y gagner en lucidité, et ainsi de purifier l'acte. J'ai prévu, dans la partie qui me revient aujourd'hui, d'énumérer dix propositions, auxquelles je conserve un caractère hypothétique, expérimental, sujet à révision, et que j'aurai évidemment à affiner, mais qui nous donneront, je l'espère, le cadre où notre frayage s'avance. Première proposition, le défaut de trouvaille. Il caractérise le dernier enseignement de Lacan. C'est un enseignement qui demande à être construit, car il ne cache pas de se présenter comme un chantier, un champ de recherche, plutôt que comme une réserve de trouvailles. Je rappellerai que Lacan n'a pas hésité à le placer à l'enseigne de ce qui pourrait se formuler en devise: « Je ne trouve pas, je cherche ». C'est l'envers, le contraire, du dit de Picasso dont Lacan s'était lui-même décoré au moment des Quatre concepts fondamentaux, quand il mettait au contraire en valeur la consistance des concepts freudiens, et qui défaille dans la perspective ultime qu'il a pu prendre sur l'expérience analytique. Ce défaut de trouvaille -qui est manifesté par l'absence d'écrits canoniques qui fixeraient le sens de ce dernier enseignement -est d'autant plus remarquable qu'il suit une trouvaille fondamentale, initiale, qui est celle-là même de cette figure, de cet objet qu'est le nœud borroméen, et que Lacan présente en effet comme une trouvaille qui l'a captivé, et qui lui est arrivé par des voies de dérivation, à partir d'un enseignement mathématique qui était délivré par un de ces chercheurs auxquels il faisait régulièrement appel lui- même au cours de son enseignement -pour ne pas le nommer, Guilbaut, dont d'ailleurs j'ai eu l'avantage moi-même de suivre le séminaire à l'École pratique des Hautes Études pendant un temps. Cette figure une fois transmise à Lacan par un auditeur l'a en quelque sorte illuminé, et il y a reconnu le mode de rapport du réel, du symbolique et de l'imaginaire. Il a témoigné, dans son dernier enseignement, de cet effet de capture que cet objet a eu pour lui. Donc, une trouvaille qui a des traits de contingence, mais qui, singulièrement, a comme éteint par la suite le fait des trouvailles, l'a fait entrer dans une dimension de discours, où à la fois les trouvailles peuvent paraître multiples, mais aucune d'entre elles ne se cristallise à proprement parler, et elles imposent au contraire le tourner autour. Une circularité qui est mise en valeur par chacun des ronds de ficelle qui composent cette figure, et qui se tient à distance de cet imaginaire de la progression que jusqu'alors les schémas de Lacan imposaient comme secrètement, et en même temps, évidemment, sous la forme de vecteurs ayant des points de départ, des trajectoires, des flèches, des points d'arrivée, et donc promettant des aboutissements. Rien de tel avec le nœud borroméen. Des manipulations et des J.-A. MILLER, LE LIEU ET LE LIEN -Cours no 8 24/01/200 1 -101 circulations, mais en cercle. Cet enseignement. s'il y a besoin de le construire, c'est précisément qu'on est là devant un certain nombre de tournages en rond qui sont susceptibles d'être ordonnés, d'être dirigés de façons multiples. Et nous serons à l'épreuve de cette multiplicité. Deuxième proposition, la trouvaille en défaut. Un pas de plus pour dire que c'est la notion même de la trouvaille qui pourrait bien être en question. L'ambition de ne pas chercher mais d'aller de trouvaille en trouvaille n'est en fait concevable et effective -je propose ça -que dans l'ordre symbolique, que lorsque le symbolique domine, et quand, dans le symbolique, notre foi est accordée à la logique, à ce qu'elle comporte d'automatique, d'automaton, et à ce qu'elle permet, de ce fait même, de tuché, de rencontre, trouvaille. Il se pourrait que la logique ne soit qu'une perspective partielle sur ce dont il s'agit dans l'expérience analytique. Il se pourrait qu'elle ait par exemple partie liée avec la géométrie telle qu'elle procède d'Euclide, puisque c'est bien le more geometrico, à la façon géométrique, d'Euclide qui a donné l'exemple et le modèle de ce que c'est que la logique et de la nécessité qu'emporte l'argumentation. De la même façon que le nœud borroméen est d'une autre géométrie, met en place d'autres éléments que les éléments euclidiens, c'est la logique elle-même et sa prise, la prise qu'elle permet sur l'expérience analytique, qui se trouve en question et, par là même, que la notion de trouvaille rencontre ses limites. Troisième proposition, la passe en question. C'est là-dessus que j'ai terminé la dernière fois. La passe, c'est une trouvaille. C'est même uploads/Management/ le-lieu-et-le-lien-jacques-alain-miller.pdf
Documents similaires










-
26
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Dec 17, 2022
- Catégorie Management
- Langue French
- Taille du fichier 0.1473MB