La situation d’énonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau
La situation d’énonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau Page 1 sur 13 Version révisée de « La situation d’énonciation entre langue et discours », texte paru dans le volume collectif Dix ans de S.D.U., Craiova, Editura Universitaria Craiova (Roumanie), 2004, pp.197-210. La situation d’énonciation, entre langue et discours Les théories de l’énonciation linguistique accordent une place essentielle à la réflexivité de l’activité verbale, et en particulier aux coordonnées qu’implique chaque acte d’énonciation : coordonnées personnelles, spatiales et temporelles, sur lesquelles s’appuie la référence de type déictique. De son côté, la sémantique, fortement marquée par les courants pragmatiques, met l’accent sur le rôle du contexte dans le processus interprétatif, sur la contextualité radicale du sens. Enfin, avec l’apparition de disciplines qui prennent en charge le « discours » - particulièrement l’analyse du discours ou l’analyse conversationnelle – nombre de chercheurs en sciences du langage portent une extrême attention aux genres de discours, c’est-à-dire aux institutions de parole à travers lesquelles s’opère l’articulation des textes et des situations où ils apparaissent. Les trois perspectives – celles des théories de l’énonciation, de la sémantique, des disciplines du discours - interfèrent constamment, et l’on comprend que des notions comme « situation d’énonciation », « situation de communication », « contexte »… tendent à se mêler de manière le plus souvent incontrôlée. Beaucoup assimilent ainsi purement et simplement « situation d’énonciation » et « situation de communication » : la situation d’énonciation est ainsi confondue avec le contexte empirique où est produit le texte. Cette confusion apparaît non seulement dans l’enseignement universitaire, mais parfois aussi –chose plus surprenante- dans certains travaux de recherche. Par exemple, certains vont analyser la « situation d’énonciation » de telle réunion politique comme le contexte où sont mis en relation tel candidat et tels électeurs dans tel lieu à tel moment de la campagne électorale. La situation d’énonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau Page 2 sur 13 Dans cette courte contribution je voudrais seulement contribuer à débrouiller un peu cet écheveau, en distinguant plus nettement les différents plans sur lesquels jouent ces notions. Il s’agit donc avant tout d’un travail de clarification terminologique. 1. Le plan de l’énoncé 1.1. La situation d’énonciation La notion de « situation d’énonciation » prête à équivoque dans la mesure où l’on est tenté d’interpréter cette « situation » comme l’environnement physique ou social dans lequel se trouvent les interlocuteurs. En fait, dans la théorie linguistique d’Antoine Culioli1, qui l’a conceptualisée dans les années 1960 à la suite d’Emile Benveniste2, il s’agit d’un système de coordonnées abstraites, purement linguistiques, qui rendent tout énoncé possible en lui faisant réfléchir sa propre activité énonciative. On retrouve ici le postulat, commun aux théories de l’énonciation et aux courants pragmatiques, de la réflexivité essentielle du langage. Dans cette perspective, la « situation d’énonciation » ne saurait être une situation de communication socialement descriptible, mais le système où sont définies les trois positions fondamentales d’énonciateur, de co-énonciateur et de non-personne : - La position d’énonciateur3 est le point origine des coordonnées énonciatives, le repère de la référence mais aussi de la prise en charge modale. En français le pronom autonome JE en est le marqueur de la coïncidence entre énonciateur et position de sujet syntaxique. - Entre l’énonciateur et le co-énonciateur (dont le marqueur est TU en français) il existe une relation de « différence », d’altérité. En effet, ces deux pôles de l’énonciation sont à la fois solidaires et opposés sur le même plan. Le terme « co- énonciateur » n’est toutefois pas sans danger pour peu qu’on l’interprète, à tort, dans le sens d’une symétrie entre les deux positions. - La position de non-personne, terme qui vient de Benveniste, est celle des entités qui sont présentées comme n’étant pas susceptibles de prendre en charge un énoncé, d’assumer 1 La problématique de Culioli a été diffusée dans des articles. Il a fallu attendre 1990 pour qu’apparaisse le premier livre, qui est en fait un recueil d’articles. 2 Les travaux fondateurs de Benveniste sur les personnes et les temps verbaux datent de la fin des années 1950 mais ont atteint la notoriété à travers les Problèmes de linguistique générale de 1966. 3 On notera que Benveniste n’emploie pas le terme « énonciateur ». La situation d’énonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau Page 3 sur 13 un acte d’énonciation. Entre cette position et celles d’énonciateur et de co-énonciateur, la relation est de « rupture » : la non-personne ne figure pas sur le même plan. C’est pour cette raison qu’Emile Benveniste a préféré parler de « non-personne » plutôt que de « 3° personne », comme le faisait la tradition grammaticale. A la suite de ses travaux, on a abondamment décrit les divergences linguistiques entre les énonciateur/co-énonciateur, d’une part, et non-personne d’autre part ; l’une des plus remarquables est l’impossibilité de substituts anaphoriques pour les marqueurs des positions d’énonciateur ou de co-énonciateur : on ne peut que répéter je ou tu (« Je sais que je suis en retard »), alors que la non-personne dispose d’une riche panoplie de procédés anaphoriques, que ceux-ci soient lexicaux ou pronominaux. Ces trois positions autorisent aussi ce que Benveniste appelle des personnes « amplifiées » ou « dilatées » (en français nous et vous), qui correspondent aux positions respectives d’énonciateur et de co-énonciateur. La catégorie du « pluriel », au sens d’une addition d’unités discrètes, n’est pas pertinente ici : le « nous » ne s’analyse pas, en effet, comme l’addition de divers « je », mais comme un « je » qui s’associe d’autres sujets et qui peut même ne référer qu’à un seul sujet (cf. le « nous de majesté » ou le « nous d’auteur »). Ce système de coordonnées personnelles de la situation d’énonciation, on le sait, est à la base du repérage des déictiques spatiaux et temporels, dont la référence est construite par rapport à l’acte d’énonciation : maintenant marque la coïncidence entre le moment et l’énonciation où il figure, ici un endroit proche des partenaires de l’énonciation, etc. Il permet aussi de distinguer entre deux plans d’énonciation : d’une part les énoncés « embrayés » qui sont en prise sur la situation d’énonciation (le « discours » de Benveniste) et d’autre part les énoncés « non-embrayés », qui sont en rupture avec cette situation d’énonciation (l’ « histoire » de Benveniste, mais élargie ensuite à des énoncés non narratifs). Ce sont là des choses bien connues de ceux qui sont familiers des théories de l’énonciation linguistique. 1.2. La situation de locution La « situation d’énonciation », on l’a vu, constitue un système de positions abstraites sur lesquelles repose l’activité énonciative, dont les énoncés portent des traces multiples, en particulier les éléments déictiques. Mais ces positions – les grammairiens et les rhétoriciens l’ont noté depuis longtemps - ne coïncident pas nécessairement avec les places occupées dans La situation d’énonciation, entre langue et discours Par Dominique Maingueneau Page 4 sur 13 l’échange verbal, les « personnes » au sens de « rôles » locutifs. Pour dire les choses simplement, ce n’est pas parce que l’on trouve un je dans un énoncé que dans l’échange verbal son référent joue nécessairement le rôle de locuteur, et ce n’est pas parce que l’on a affaire à un tu que son référent joue nécessairement le rôle d’allocutaire. On est ainsi amené à distinguer les trois positions de la situation d’énonciation et les trois places de ce qu’on peut appeler la situation de locution. Les deux premières places sont celles des interlocuteurs, le locuteur et l’allocutaire : - la place de locuteur est celle de celui qui parle ; - la place d’allocutaire est celle de celui à qui s’adresse la parole ; - à ces deux premières places il faut en ajouter une troisième, celle du délocuté, de ce dont parlent les interlocuteurs. Bien évidemment, les positions de la « situation d’énonciation » et les places de la « situation de locution » tendent normalement à s’harmoniser, à se correspondre terme à terme : en règle générale je désigne donc le locuteur, tandis qu’un pronom à la non-personne tel que il désigne un élément délocuté. Et ainsi, de suite. Mais les grammairiens ne cessent de faire remarquer qu’il n’en va pas toujours ainsi, qu’il existe de multiples décalages entre les deux systèmes. En voici quelques exemples courants en français : (1) J’ai bien dormi, je vais venir avec ma maman (une mère s’adressant à son bébé : emploi dit « hypocoristique ») ; (2) Il est mignon, le toutou (autre emploi hypocoristique) ; (3) De quoi je me mêle ? (énoncé dit pour refuser à quelqu’un le droit à la parole, en lui signifiant qu’il n’est pas concerné) ; (4) Alors, nous faisons un petit tour ? (dit par exemple par une infirmière qui propose à un malade de faire un peu d’exercice) ; (5) Qu’est-ce qu’elle veut ? (le cas, par exemple, d’un commerçant demandant à une cliente ce qu’elle désire acheter). L’interprétation de tels énoncés se construit uploads/Management/ scene-d-enonciation-pdf.pdf
Documents similaires










-
32
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 02, 2022
- Catégorie Management
- Langue French
- Taille du fichier 0.4278MB